Charles Heimberg
Saint-Didier de Formans (Ain) Monument aux Morts dit Monument aux Morts des Martyrs de la Résistance (le nom de Marc Bloch figure sur la partie gauche)
Dans son quatrième numéro daté d’octobre-novembre 2012, le bimestriel du Figaro qui est consacré à l’histoire présente un dossier prétendument dédié à « La vérité sur l’histoire à l’école ». Entre doxa tyrannique sur ce que devrait être la transmission de l’intelligibilité du passé et propos réactionnaires sur les grands héros nationaux et la chronologie, tout y est et rien ne manque. Mais le pire dans ces pages est sans doute de voir associés le maurassien Jacques Bainville et le grand historien Marc Bloch au sein d’un Panthéon des réducteurs de l’histoire à sa seule dimension nationale.
Dans ce dossier, il ne manque aucun ingrédient pour assaisonner une grande régression de l’histoire scolaire : enfermement dans un roman national où se confondent allègrement les mythes et les faits, centration sur des grands personnages au mépris des acteurs collectifs et des subalternes, vision du passé strictement franco-centrée et identitaire, essentialisation de prétendues origines chrétiennes de la France et de l’Europe, retour étonnant à la plus caricaturale des histoires-bataille, fixation obsessionnelle sur l’impérieuse nécessité d’un passage par la chronologie qui aurait prétendument disparu et auquel il faudrait se tenir coûte que coûte, comme si les élèves pouvaient s’approprier des repères temporels pour eux-mêmes, sans aucun lien avec une quelconque réflexion sur le passé et son évolution ; comme si l’histoire n’était pas perceptible dans un enchevêtrement constant de récits et de tableaux, mais seulement dans un récit linéaire fermé et définitif, rythmé par des bornes naturalisées et jamais interrogées.
Ces lieux communs, cette doxa tyrannique, ne sont pas une spécialité française. Privés de toute rigueur scientifique, aussi bien en matière d’histoire qu’en matière de didactique de l’histoire, ils s’expriment à leur manière dans tous les contextes nationaux. Ici, ils s’appuient notamment sur des déclarations anonymes d’enseignants dont il y a lieu de se demander s’ils existent vraiment et quel risque héroïque justifiant leur anonymat ils auraient pris en proférant de telles banalités sur la chronologie et les grands personnages (pp. 45-53).
L’éditorial du Figaro Histoire, page 3, est intitulé « Fils de personne ». Il affirme, parlant des Français, que« nous sommes les descendants de ceux qui nous ont précédés, engendrés et qui nous ont légué un héritage à prolonger, à partager parfois avec ceux qui nous suivront. Le patriotisme est l’amour de la terre des pères ». Page 88, comme nous l’avons déjà déploré, le maurassien Jacques Bainville est associé à Marc Bloch dans une « généalogie des historiens des origines » : quel contresens et quelle manipulation de l’œuvre de Marc Bloch ! Dans son grand texte publié à titre posthume, L’apologie pour l’histoire ou métier d’historien, on lit pourtant que « sous sa forme la plus caractéristique, cette idole de la tribu des historiens a un nom : c’est la hantise des origines. Dans le développement de la pensée historique, elle a aussi eu son moment de faveur particulière ». Plus loin, le cofondateur des Annales ajoute que « le proverbe arabe l’a dit avant nous : « Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères. » Faute d’avoir médité cette sagesse orientale, l’étude du passé s’est parfois discréditée » (Marc Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Quarto Gallimard, 2006, respectivement pp. 868 et 873). Aujourd’hui, c’est assurément le Figaro Histoirequi s’est discrédité avec une telle tromperie !
Cette référence à Marc Bloch est d’autant plus abusive qu’elle s’appuie sur la citation suivante de L’Étrange défaite : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération ». Or, cette citation ainsi isolée perd le sens qui était le sien dans le contexte trouble de 1940. Reprenons donc la même citation en élargissant la focale de lecture. Marc Bloch évoquait alors le Front populaire : « Surtout, qu’elles qu’aient pu être les fautes des chefs, il y avait, dans cet élan des masses vers l’espoir d’un monde plus juste, une honnêteté touchante, à laquelle on s’étonne qu’aucun cœur bien placé ait pu rester insensible. Mais, combien de patrons, parmi ceux que j’ai rencontrés, ai-je trouvé capables, par exemple, de saisir ce qu’une grève de solidarité , même peu raisonnable, a de noblesse : « Passe encore, disent-ils, si les grévistes défendaient leurs propres salaires. » Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. Peu importe l’orientation présente de leurs préférences. Leur imperméabilité au plus beau jaillissement de l’enthousiasme collectif suffit à les condamner. Dans le Front populaire – le vrai, celui des foules, pas celui des politiciens – il revivait quelque chose de l’atmosphère du Champ de Mars, au grand soleil du 14 juillet 1790 (ibid., p. 646). Il s’agit donc ici, pour Marc Bloch, non pas d’exprimer la nécessité a priori d’une unité nationale fondée sur un mythe des origines, mais celle d’examiner et d’inscrire la construction et l’expression d’un sentiment national, et de tous les sentiments populaires, dans les profondeurs de la société pour en développer une compréhension qui soit susceptible de contribuer à faire face aux enjeux du présent. Parce que l’histoire, en effet, dont l’enseignement, en amont de 1940, ne lui semblait pas avoir été à la hauteur de ses responsabilités, est « par essence, science du changement. Elle sait et elle enseigne que deux événements ne se reproduisent jamais tout à fait semblables, parce que jamais les conditions ne coïncident exactement. Sans doute, reconnaît-elle, dans l’évolution humaine, des éléments sinon permanents du moins durables. C’est pour avouer, en même temps, la variété, presque infinie, de leurs combinaisons » (ibid., page 611). L’histoire scolaire, ce n’est donc pas qu’une affaire de chronologie, mais bien aussi de comparaison et de périodisation. En outre, attachés« presque sans exceptions aux manifestations les plus superficielles de la vie des peuples, qui sont aussi, aux époques voisines de nous, les plus aisées à saisir, nos programmes scolaires entretiennent l’obsession du politique. Ils reculent, pudiquement, devant toute analyse sociale. Par là, ils manquent à en suggérer le goût » (ibid., pp. 638-39).
La référence du Figaro Histoire à Marc Bloch pour défendre une histoire scolaire enfermée dans l’identité nationale, le tout chronologique et les grands personnages du roman national du XIXe siècle constitue donc une parfaite tromperie. Certes, chacun pourrait bien sûr se contenter d’un regard ironique sur une telle prose. Mais ce serait négliger l’ampleur de son potentiel de nuisance. Un potentiel d’autant plus important que les milieux progressistes ont eux-mêmes bien de la difficulté à défendre efficacement un enseignement et apprentissage de l’histoire qui soit susceptible de déboucher sur un vrai accès critique à une intelligibilité du passé, et du présent, des sociétés humaines. L’outrance des propos de ce dossier du Figaro Histoire relève ainsi d’une tactique de plus en plus prisée par la « droite décomplexée », une tactique que nous connaissons bien aussi en Suisse et qui consiste à lancer des propos ou des projets extrêmes pour museler les approches démocratiques et progressistes qui les contrarient (voir ce qu’écrit Marianne Halle dans le Bulletin du Centre de contact Suisses-immigrés, septembre 2012, à propos d’un projet peu satisfaisant de nouvelle Constitution pour le canton de Genève et d’une nouvelle révision répressive de la loi suisse sur l’asile).
Ce mécanisme n’est pas une spécialité helvétique. Des campagnes ultra-conservatrices de stigmatisation de l’histoire scolaire comme celle à laquelle contribue le Figaro Histoire se fondent sur la même outrance et sur des principes analogues. Elles n’ont guère de chances d’aboutir aux aberrations qu’elles appellent de leurs vœux. Mais elles exercent une pression constante sur le champ de l’histoire scolaire pour le priver de toute perspective d’évolution positive. Il paraît donc particulièrement nécessaire de discuter collectivement, et bien au-delà de quelque frontière nationale que ce soit, de la raison d’être et des modalités souhaitables d’une histoire scolaire consistant vraiment à reconstruire les présents du passé et à mieux faire comprendre le monde tel qu’il est pour pouvoir s’y situer, et y agir le cas échéant, en toute responsabilité et en toute indépendance. Ce qui évitera aussi aux élèves, qu’il ne faut pas prendre pour des idiots, de s’ennuyer à mourir dans les cours d’histoire.