Par Suzette Bloch, journaliste,
petite-fille de Marc Bloch.
Des intellectuels et des historiens ont souhaité
approuver ce texte, parmi eux,
Roger Grenier, Dominique
Kalifa, Jacques Le Goff, Gérard Noiriel, Antoine Prost, Benjamin
Stora, Nicolas Offenstad, Sylvie
Aprile, Maurice Aymard, William Blanc, André Burguière, Bernard Chambre,
Christophe Charle, Sonia Combe, Christian Delacroix, Olivier Dumoulin,
Patrick Garcia, Pascal Jeanne, Elisabeth Lalou, Christophe Maneuvrier, Massimo
Mastrogregori, Vincent Milliot, Joseph Morsel, Didier Panfili, Peter Schöttler,
François-Olivier Touati, Pierre Toubert, Sophie Wahnich.
A la lecture
du Figaro Histoire numéro 4, mes cheveux se sont dressés sur
la tête. Marc Bloch, le grand historien qui a payé de sa vie son engagement
dans la résistance contre les nazis, y est mis sur le même plan que le
maurassien pro-mussolinien et antisémite Jacques Bainville, membre de l’Action
française, journal de l’ultradroite monarchiste.
Ce n’est pas
la première fois que l’œuvre à portée universelle et la vie irréprochable de
Marc Bloch sont récupérées pour tenter de rendre vertueuse une idéologie
douteuse qui prône le retour à la préférence nationale. Nicolas Sarkozy, épaulé
de ses conseillers, le souverainiste Henri Guaino et l’extrême droitiste
Patrick Buisson, était un habitué du genre. En décembre 2009, avec l’historien
Nicolas Offenstadt, j’avais tapé du poing sur la table, dans une tribune
au Monde intitulée «M. Sarkozy, laissez Marc Bloch
tranquille».
Cela n’a pas
suffi. Le dernier numéro du Figaro Histoire met à nouveau en
exergue ce passage de l’Etrange Défaite – livre posthume décrivant
le désastre de 1940 – cité, récité et même rabâché dans une version tronquée et
sortie de son contexte afin de pouvoir caser Marc Bloch, dans, dixit le
Figaro Histoire, le «panthéon des ferments d’unité nationale».
Voici cette phrase : «Il est deux catégories de Français qui ne
comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au
souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête
de la Fédération.» Sauf qu’incluse dans le paragraphe complet, elle a
un tout autre sens. Marc Bloch y évoquait le Front populaire de 1936 et
critiquait l’égoïsme du patronat et des élites et leur incapacité à saisir
l’élan des luttes ouvrières. Voici le début du paragraphe : «Surtout,
quelles qu’aient pu être les fautes des chefs, il y avait dans cet élan des
masses vers l’espoir d’un monde plus juste, une honnêteté touchante à laquelle
on s’étonne qu’aucun cœur bien placé ait pu rester insensible. Mais, combien de
patrons, parmi ceux que j’ai rencontrés, ai-je trouvé capables, par exemple, de
saisir ce qu’une grève de solidarité, même peu raisonnable, a de noblesse :
passe encore, disent-ils, si les grévistes défendaient leurs propres salaires.»
Mais il y a
pire. Voilà ce que l’on peut encore lire à propos de l’Etrange Défaite : «Marc
Bloch dresse un tableau éblouissant des faiblesses récurrentes de la France :
luttes des classes, élites coupées du peuple, ouvriers plus préoccupés de
l’esprit de jouissance que de celui de sacrifice…» une fin de phrase
qui n’apparaît nulle part dans le livre de Marc Bloch et qui reprend, en fait,
presque mot à mot le discours de Philippe Pétain le 20 juin 1940 : «Depuis
la victoire, l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice.» Les
auteurs de ce dossier cherchent à s’approprier la figure héroïque de Marc Bloch
tout en accusant l’école des Annales, fondée par ce même Marc Bloch avec Lucien
Febvre, de tous les maux. Le chapeau d’un article intitulé «Vie et mort du
roman national» dit ceci : «L’enseignement de l’histoire à l’école a longtemps
visé à entretenir le patriotisme des jeunes Français. La volonté de le ramener
à l’objectivité sous l’influence de l’école des Annales a paradoxalement
conduit à conjuguer l’ignorance avec le communautarisme.»
J’aurais pu
traiter par le mépris cette façon de faire mais ce numéro du Figaro
Histoire va trop loin. Au fil des pages l’ensemble de ce dossier
consacré à «la vérité sur l’histoire à l’école», décline
clichés nostalgiques, positions conservatrices, héros virils et guerriers du
roman national, positions réactionnaires, distillant racisme et xénophobie,
utilisant le témoignage d’anonymes comme si nous n’étions pas en
démocratie. «Têtes blondes, traite des Noirs, mère maghrébine, la place
de l’homme européen, l’identité française, la France chrétienne» : ces mots
sont agencés dans un discours xénophobe appuyé par une iconographie orientée où
l’on peut voir des écoliers mis en contrepoint avec des reproductions de
manuels scolaires incriminés, dont l’une avec une étoile de David et le drapeau
nord-américain. Dans un dossier détaillé publié par le collectif Aggiornamento histoire-géographie, des
historiens décortiquent les différents articles.
Je lance
l’alerte. Il y a tentative répétée de mettre le feu à la démocratie. Ne
laissons pas le discours d’une extrême droite continuer à se diffuser dans le
discours public et envahir le champ intellectuel à la faveur des déclarations
tonitruantes de la droite décomplexée «pain au chocolat». Plaidoyer d’un côté
pour un retour à «l’histoire-récit» sous forme d’un grand roman national
magnifié par les grands héros tels Vercingétorix, Saint-Louis, Jeanne d’Arc ou…
Pétain ; occupation de l’autre de la mosquée de Poitiers par des membres du
Bloc identitaire : voilà deux facettes d’une réalité alarmante. Il faut lire et
relire Marc Bloch qui, dans ses écrits clandestins, esquissait les contours
d’une réforme de l’enseignement : «Il importe bien davantage à un futur
citoyen français de se faire une juste image des civilisations de l’Inde ou de
la Chine que de connaître, […] la suite des mesures par où « l’Empire
autoritaire » se mua, dit-on, en « Empire libéral ».» «Le
passé lointain inspire le sens et le respect des différences entre les hommes,
en même temps qu’il affine la sensibilité à la poésie des destinées humaines», ajoute-t-il. «L’histoire
est un effort vers le mieux connaître», affirme-t-il encore dans Apologie
pour l’histoire ou métier d’historien.
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