Examiner l’idée de progrès telle que mon titre l’indique, avec son orthographe particulière, signifie deux choses : que le progrès désormais fait question, qu’il est pour beaucoup incontestablement problématique et, tout autant, qu’il pose différentes questions selon les aspects sous lesquels on l’envisage. Or celles-ci ont trop souvent été mêlées sous l’apparence homogène de la question indifférenciée du progrès. Mon propos est donc à la fois de répondre à cette mise en question contemporaine, d’en réhabiliter l’idée, et de démêler ce qui a été mêlé faute d’une intelligence nuancée d’une réalité complexe. Pour mieux comprendre ce propos , il convient de présenter d’abord l’histoire de cette idée, avant d’en analyser très précisément la signification et d’en défendre l’actualité.
Nous avons, dans cette brève présentation de l’idée de progrès au siècle des Lumières, tous les ingrédients de l’idée de progrès telle qu’on va la retrouver au 19ème siècle, quitte à ce que ses éléments y soient séparés : science, technique, rapports sociaux, politique, situation de l’homme – ou même quitte à ce que l’existence d’un pareil progrès, mais défini ainsi, commence à être niée. C’est Auguste Comte qui nous offre au plus haut point l’idée d’un progrès intellectuel de l’humanité avec sa théorie des « trois états » par lesquels l’esprit humain serait passé, quoique inégalement selon les différentes cultures : l’état théologique où règnent les pseudo explications surnaturelles du monde en référence à des divinités ; l’état métaphysique, simple modification du précédent, dans lequel des entités métaphysiques ont remplacé les dieux ; enfin l’état positif, définitif, en rupture complète avec les précédents, auquel nous sommes parvenus et dans lequel la science règne, liée à l’expérience et reliant les phénomènes par des lois immanentes, susceptibles d’une formulation mathématique. Conception suggestive, dont il ne faut pas nier l’intérêt et, si j’ose dire, le caractère « progressiste » car elle est rigoureusement rationaliste, faisant l’apologie de la connaissance scientifique ou positive telle qu’elle commence à envahir tous les secteurs de la réalité et elle rejette donc justement l’irrationnel. Par ailleurs, elle s’inscrit dans la filiation de celle de Condorcet et, comme elle, elle est associée à l’idée que le progrès intellectuel va avoir des effets positifs quasi automatiques dans l’ordre du bonheur, surtout si la politique s’en empare – et l’on sait que Comte a élaboré précisément une politique « positiviste » [8]. Reste qu’elle présente des défauts ou lacunes : sa théorie du progrès implique une « loi » qui fait de l’évolution de l’esprit humain un processus autonome et inéluctable, presque « naturel », dans lequel la prise en compte de l’histoire et de ses influences multiples est absente ; sa conception de la connaissance scientifique lui refuse toute portée ontologique, tout accès à l’« en soi » des choses ; et, enfin, la liaison automatique progrès scientifico-technique/progrès social, politique et humain dans l’ordre du bonheur, renvoie à un optimisme historique que l’histoire elle-même va par la suite démentir [9]. Mais avant même que cette suite advienne, il y a un auteur majeur qui nous offre une version du progrès bien plus lucide et profonde, parce que matérialiste et contradictoire, dissociant ce qu’on avait majoritairement associé – à savoir Karl Marx. J’y insiste donc.
1 Le matérialisme historique marxien, pour autant qu’on accepte d’y voir un point de vue scientifique et rigoureusement profane sur l’histoire, nous garantit que la problématique d’un progrès éventuel à ce niveau échappe à l’arbitraire et à l’idéologie, qu’elle nous renvoie à des processus réels qui constituent effectivement cette histoire, hors de la représentation spontanée et en réalité conditionnée idéologiquement que nous en avons.
2 Sa conception du développement historique est complexe parce que contradictoire, au sens où elle révèle des aspects contradictoires de celui-ci. D’une part il y a bien selon lui, dans la droite ligne de l’inspiration rationaliste des Lumières et en parenté ici avec Comte, un progrès des sciences et des techniques que non seulement il constate mais qu’il assume, qu’il valorise donc pleinement à l’échelle d’une histoire universelle : il suffit de penser à ce qu’il dit dans le Manifestedu progrès fantastique que la bourgeoisie a initié de ce point de vue et de la sortie du Moyen-Age, avec ses préjugés religieux autant que politiques, qu’elle a permise. Il y a chez Marx un choix fondamental et définitif en faveur de la rationalité scientifique et technique, d’autant plus qu’il lui associe clairement un potentiel émancipateur fort et essentiel pour l’humanité : la science et la technique sont des moyens de dominer la nature et donc d’échapper à l’aliénation dans laquelle les hommes sont plongés vis-à-vis d’elle quand ils l’ignorent ; elles sont donc un instrument de liberté concrète à ce niveau, la liberté étant ici définie non comme un libre arbitre mythique mais comme un processus de libération vis-à-vis du déterminisme naturel, dont l’histoire scientifico-technique est considérée comme la réalisation progressive. Mais en plus, Marx investit cette double rationalité dans son explication de cette même histoire : science et technique prennent la forme des forces productives matérielles, lesquelles déterminent les rapports sociaux de production, l’ensemble constituant la base économique de la société qui va elle-même déterminer le reste de la société, sa superstructure politique et idéologique ; et ce sont les transformations de cette base qui vont déterminer, sur le long terme, les transformations historiques. La science et la technique sont donc dotées par lui d’un rôle causal essentiel dans l’évolution d’ensemble de l’histoire et dans le progrès, ou non, qu’on peut y déceler. Or c’est là que la vision de Marx se fait complexe, voire se renverse, du fait de la conception qu’il a des rapports sociaux de production : ceux-ci sont le lieu de l’organisation en classes de la société, donc de l’exploitation des hommes depuis la sortie disons du communisme primitif. Cette division des classes, avec les oppositions d’intérêts qu’elle implique, accompagne l’histoire jusqu’à aujourd’hui, elle en est même le moteur [10] : qu’il s’agisse de la société antique, de la société féodale ou de la société capitaliste moderne, l’antagonisme des classes demeure, seule sa forme change, et cette constance transhistorique, cette stagnation dans l’ordre du malheur humain, contredit en quelque sorte le progrès incontestable des forces productives, elle en est la face ou l’envers sombre, plus ou moins caché, et il convient de ne pas l’oublier au nom du progrès scientifico-technique ou économique érigé en entité globale qui définirait alors, mais frauduleusement, le progrès en général. Le gain de l’humanité sur le plan de son rapport à la nature et sur celui de la quantité et de la qualité des biens produits ne s’accompagne donc pas d’une amélioration structurelle et substantielle de la relation des hommes entre eux ou de leur situation au travail. Marx prétend même, d’une manière extrêmement lucide, que le passage de l’exploitation féodale à l’exploitation capitaliste comporte une part de régression : elle a supprimé certaines libertés antérieures de l’organisation féodale et on est passé par ailleurs, dit-il, à « une exploitation ouverte, éhontée, brutale ». Régression humaine, donc, alors même qu’il y a progrès scientifico-technique – celui-ci produisant celle-là – et sans que cela exclue cependant d’autres formes partielles de progrès humain comme ce dépassement des particularismes nationaux et cette ouverture à l’universel dont la mondialisation capitaliste, avec sa barbarie propre, est pourtant porteuse. Il y a donc là, dans cette approche circonstanciée et complète de la problématique du progrès, une leçon à retenir : le refus d’une vision homogène du progrès historique. A quoi s’ajoute une autre idée, présente aussi chez les penseurs précédemment évoqués : à l’histoire faite ou se faisant doit s’ajouter l’histoire à faire, celle d’un futur communiste à réaliser par la pratique politique, qui ne saurait donc advenir automatiquement (même s’il le soutient parfois) et qui, selon lui, devrait constituer cette fois-ci un progrès radical et complet puisque la révolution des rapports sociaux devrait améliorer fondamentalement les relations inter-humaines et, du même coup, accorder les deux formes de progrès possibles en mettant à la portée de tous les hommes les acquis du progrès scientifico-technique et économique.
D’autres penseurs de l’époque iront curieusement contre cette idée d’un progrès réel ou possible lié à la modernité, dont Nietzsche tout spécialement. Je ne développe pas longuement son point de vue, quoiqu’il puisse nous interpeller par son extrémisme même et sa force argumentative. Là où nous voyons évidemment un progrès global, y compris politique comme la République ou la démocratie, il voit un immense processus de décadence à la lumière de ses valeurs, celles de la force vitale et de la hiérarchie politique, de type aristocratique, qui est censée les incarner. Cela l’entraîne à condamner violemment tout ce qui exalte l’égalité, la masse, la démocratie donc, mais aussi la parité homme-femme, le socialisme et, derrière eux, le christianisme qui en fournit d’après lui la matrice idéologique. Ce qu’il faut seulement retenir de la pensée de Nietzsche, à ce niveau précis et en oubliant le caractère scandaleusement réactionnaire de ses positions politiques, c’est une idée forte selon moi : celle que l’évolution, que nous constatons tous parce qu’elle est unfait objectif, n’est pas nécessairement un progrès, c’est-à-dire une valeur. « Poursuivre son évolution, cela ne veut nullement dire nécessairement monter, s’intensifier, prendre des forces »dit-il par exemple, ce qui l’entraîne affirmer carrément que « le "progrès" n’est qu’une idée moderne – c’est-à-dire une idée fausse » [11].
Cette dépréciation, dont on pourrait donner d’autres exemples, va se poursuivre au 20ème siècle, nourrie cette fois non de préjugés normatifs partisans et arbitraires comme chez Nietzsche, mais d’évènements objectifs : les deux guerres mondiales, la barbarie nazie et les divers fascismes, voire le stalinisme lui-même qui prétendait se réclamer de Marx et en a trahi le message, donc le Goulag, mais aussi la bombe atomique, le colonialisme, l’impérialisme et, enfin, la crise écologique qui met en cause le développement incontrôlé de la science et de la technique, sans compter les dangers potentiels contenus dans les développements récents de la biologie – tout cela pourrait paraître justifier cette dépréciation et légitimer à la fois une critique radicale de la modernité et un nouveau pessimisme historique et anthropologique : comment faire confiance à la science et à la technique au regard de ce qui paraît être leurs effets directs ? Et comment avoir confiance en l’homme et croire encore qu’il progresse moralement au regard de ce qu’il paraît faire désormais en toute conscience ? [12] D’où ce pessimisme que l’on trouve dans la philosophie de Heidegger, dont on laissera de côté ici l’injustifiable engagement nazi pour ne retenir que sa critique généralisée de la technique conçue comme « arraisonnement » et « dévastation » de la Terre, de ce qu’il appelle le monde de « l’étant », et perte d’une complicité amicale pré-technique avec lui ; mais il y aussi chez lui une critique intrinsèque de la raison scientifique, dont il ne nie pas la valeur de connaissance par rapport à « l’étant », précisément, mais dont il affirme péremptoirement qu’elle nous fait oublier l’Etre, objet suprême ou sublime de la philosophie auquel seules la pensée, puis la poésie pourraient nous faire accéder : c’est bien là, quoique sous une forme sophistiquée, un nouvel irrationalisme et une invitation à la régression culturelle ! Mais il y a aussi, d’une manière plus sérieuse selon moi, la montée d’une préoccupation écologique essentielle qui interroge le progrès technique à travers ses effets humains et qu’il faut séparer, j’y reviendrai, d’une écologie fondamentaliste venue des Etats-Unis (la Deep Ecology) qui verse, elle dans un culte totalement irrationnel de la nature et dans une critique tout aussi irrationnelle de la technique en tant que telle qui n’a pas de sens, sauf celui d’être le symptôme d’un malaise de l’homme au sein de la culture, comme aurait pu dire Freud (bien que sur d’autres bases) [13].
Toute cette analyse nous confronte alors à l’obligation de mieux préciser conceptuellement ce qu’il faut entendre par « progrès » si l’on veut relancer ou réinvestir cette idée avec de bonnes raisons, ce qui me paraît absolument indispensable et relever même d’un impératif moral à teneur délibérément politique. Car qu’est-ce que « être progressiste », ce que l’on doit être, sinon précisément affirmer que cette notion a un sens et prendre résolument position en sa faveur ?
1 Il y a le progrès quantitatif, celui que l’on trouve dans le progrès des sciences et des techniques (voire de la culture au sens large). Il suppose deux choses : la conservation des acquis du passé et l’addition des acquis du présent ou du futur. Sans la conservation, on revient dans le temps au point de départ ; et sans l’addition on en reste au même point, on stagne dans les deux cas. Le progrès prend donc la forme d’une accumulation continue – de connaissances, de techniques, etc., – quelles que soient les ruptures qu’il implique (révolutions scientifiques, nouvelles techniques éliminant d’anciennes) : toujours du passé est conservé à côté du nouveau ou en lui, contrairement à ce qui se passe, par exemple, dans l’histoire des idéologies où une nouvelle idéologie peut signifier la mort définitive de la précédente : on ne croit plus, comme Aristote, que l’esclavage est naturel ! Et j’ajoute tout de suite que ce progrès constitue un fait dont la réalité ne prête pas à contestation parce qu’on peut le constater : de fait l’humanité a progressé dans ce double domaine (comme dans le domaine économique) et ce constat ne s’accompagne pour l’instant d’aucun jugement de valeur, il est neutre d’un point de vue axiologique [14] : on peut être pour ou contrece progrès – et non le progrès –, il n’empêche qu’il est là et a priori on peut le penser comme indéfini.
2 Par opposition, il y a justement une tout autre acception du terme : le progrès qualitatif qui relève lui pleinement d’un jugement de valeur. Il désigne bien une évolution ou une transformation quelconque dans le temps, mais qui nous rapproche d’une valeur que l’on a posée préalablement, dont on estime par conséquent que cette évolution la réalise peu à peu, « progressivement » donc. Or, autant cette évolution (ou transformation) se laisse constater (comme le progrès quantitatif), autant affirmer qu’il y a là un progrès (qualitatif) relève d’un jugement normatif : le terme ici ne désigne pas une réalité objective, mais une réalité jugée ou interprétée à la lumière d’une valeur, celle-là même dont on affirme la réalisation « progressive », qu’elle soit graduelle ou brutale d’ailleurs. On retrouve alors la distinction faite par Nietzsche entre « évoluer » et « progresser » et cela nous permet de comprendre trois points qui, sans cela, demeureraient un peu énigmatiques. D’abord le fait que c’est bien dans le domaine de l’histoire politique et sociale (en y intégrant ici la réalité économique), où l’humain est directement en jeu, que la question du progrès qualitatif se pose fondamentalement : la morale intervient d’emblée dans ce cas parce que, contrairement à une idée reçue qui voudrait l’enfermer dans la sphère des relations inter-individuelles, son champ est aussi, sinon surtout, celui de la vie collective, donc celui des rapports sociaux, et elle nous contraint à apprécier cette histoire du point de vue de ses valeurs propres. C’est pourquoi la conception de Kant relève bien d’un jugement de valeur moral, assumé comme tel, mais aussi, en partie, celle de Marx pour autant qu’il juge critiquement l’histoire des sociétés de classes à la lumière des valeurs d’émancipation contenues dans l’idéal du communisme – même s’il a tendance à dénier ce point de vue normatif. Car j’en profite pour l’indiquer : sans valeurs, point de critique, point de possibilité d’approuver ou de condamner et, par conséquent, point de possibilité de parler de progrès ou de régression. Ensuite, cette distinction nous permet de comprendre la diversité, voire la contradiction, des jugements de valeur dont peut faire l’objet le même processus évolutif : l’instauration de la démocratie (ou de la République) peut être vue comme un progrès essentiel si l’on se réfère aux valeurs d’égalité et de liberté ou appréhendée comme une régression ou une décadence si l’on se réfère à des valeurs inverses comme Nietzsche – et nous sommes alors en présence de ce que Max Weber appelait une « guerre des dieux », c’est-à-dire un conflit violent des croyances normatives. Enfin, cela nous permet paradoxalement de réintégrer la problématique du progrès quantitatif dans celle du progrès qualitatif : il suffit de montrer que le premier réalise bien des valeurs elles aussi essentielles comme la vérité sur le plan théorique (préférable à l’ignorance, l’erreur ou l’illusion [15]) ou, sur le plan pratique, la liberté à l’égard de la nature – ce qui est le cas.
Une tâche s’impose alors à nous qui nous voulons et nous disons progressistes, et qui refusons soit le nihilisme pour lequel rien ne vaut soit le relativisme pour lequel tout se vaut et qui est une forme déguisée du nihilisme : il s’agit de définir des critères normatifs objectifs et faisant progressivement consensus, nous obligeant dans l’ordre de l’action, en particulier celle qui est encore à venir, et à la lumière desquels un progrès objectif lui aussi pourrait être indissolublement jugé et reconnu dans l’histoire. Ou plus rigoureusement, il s’agit d’abord de savoir si nous reconnaissons ou pas l’existence d’un ordre de valeurs objectives nous fournissant de pareils critères car sans elles :
1 l’idée même d’être progressiste, c’est-à-dire favorable au progrès, n’aurait pas de sens ;
2, l’affirmation qu’il y a ou qu’il peut y avoir un progrès historique réel serait elle aussi absurde, puisqu’elle n’engagerait qu’un point de vue normatif subjectif ;
enfin, 3, l’obligation de participer activement à ce progrès serait elle aussi dépourvue de signification. C’est là la grande question qui nous est posée à une époque où la reconnaissance de telles valeurs vacillant, c’est fort logiquement la croyance au progrès qui vacille aussi pour le plus grand bénéfice de ceux qui profitent de l’histoire telle qu’elle va de plus en plus mal – à savoir, il faut le dire sans ambages, les acteurs de la finance internationale et la classe capitaliste mondiale qu’ils servent. Sachant que ce qui se passe aujourd’hui se déploie dans le cynisme le plus total de ses responsables ou, au mieux, dans la méconnaissance idéologique, donc sans le moindre sentiment de culpabilité puisque, en niant un pareil ordre de valeurs ou en l’ignorant, on s’interdit de voir qu’on les bafoue et que nous sommes en pleine régression socio-historique un peu partout. Or la réponse à cette question est pour moi claire : oui il existe un ordre normatif de valeurs objectives, donc universelles : c’est celui des valeurs morales distinguées des valeurs simplement éthiques [16]. Ces dernières sont particulières et facultatives, caractérisant l’usage que nous faisons de notre vie individuelle et sont propres aussi à des groupes ou à des époques diverses. On ne saurait donc juger l’histoire passée ou présente à leur lumière sans verser dans l’arbitraire culturel ou historique. C’est ainsi qu’une part de l’écologie relève de préférences normatives subjectives, comme le goût de la nature plutôt que celui des productions culturelles avec son univers urbain, et on ne saurait les imposer à quiconque, sauf après un débat démocratique et un choix majoritaire. Par opposition, les valeurs morales sont universelles et obligatoires, concernent nos rapports avec autrui et, comme je l’ai déjà indiqué, s’appliquent aussi, voire d’une manière privilégiée, à la vie collective, aux rapports sociaux et à la politique qui les organise, et elles peuvent s’incarner dans un droit positif contraignant [17]. Kant en a donné une formulation définitive, on peut en expliquer l’émergence à partir de l’évolution naturelle telle que Darwin l’a pensée et de l’histoire qui la relaie ; enfin, elles ont trouvé une formulation principielle dans la Déclaration de 1789 affirmant la liberté et l’égalité en droit de tous les hommes. Or il y a là un progrès normatif décisif de la conscience universelle, en droit sinon en fait, qui s’offre à la réflexion et à l’adhésion de tous et qu’on peut considérer comme définitif, échappant à ses conditions historiques d’apparition. Par contre, il n’était pas achevé dans sa réalisation concrète de l’époque, tant en compréhension qu’en extension. Le principe d’« égaliberté » (j’emprunte la formule à Balibar), expression juridique de la norme kantienne de l’Universel moral, s’est cantonné dans un premier temps, et encore d’une manière imparfaite, dans la sphère politique de la démocratie formelle au moment de la Révolution française. Mais il s’est enrichi ensuite, à partir du 19ème siècle et à travers les acquis des luttes du mouvement ouvrier d’inspiration marxiste, en s’appliquant à la sphère sociale et économique, au point d’être porteur de l’exigence communiste elle-même, et on le retrouve considérablement développé et précisé dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Qui niera, s’il compare ces deux Déclarations, qu’il y là un étonnant progrès de la conscience humaine en moins de deux siècles ?
Certes, il y a bien actuellement un peu partout, hormis en Amérique latine, une impressionnante régression socio-politique qui date de la disparition du bloc soviétique. La menace dite « communiste », largement mythifiée, qu’il représentait malgré tous ses défauts, avait contraint le capitalisme occidental à se réformer à travers l’Etat-Providence ; la disparition de cette menace a libéré toutes les potentialités destructrices de ce même capitalisme, l’entraîne à détruire peu à peu les diverses conquêtes antérieures du mouvement ouvrier, au point non seulement de paraître bloquer toute idée d’un progrès à venir, mais de nous enfoncer dans le pire – ce qui pourrait nous faire douter de cette vision positive de la marche de l’histoire qui a, malgré tout, habité le 20ème siècle. Mais si l’on prend du recul pour envisager globalement le processus historique, tout en intégrant les résistances qui se manifestent contre le type de mondialisation que nous connaissons et les avancées qui apparaissent ici ou là [18], la perspective change, surtout si l’on ajoute la remarque toute simple suivante : pourquoi ce qui a été possible et donc réel dans le passé – le progrès – ne serait-il donc pas également possible et donc réalisable dans le futur, sauf à postuler arbitrairement que seul le pire est sûr ? Pour toutes les raisons que j’ai développées, on voit donc qu’il est légitime intellectuellement de parler d’un progrès moral et politique objectif de l’humanité dans le sens de l’Universel, attesté dans et par l’histoire – quelles que soient ses stagnations ou ses régressions temporaires – à travers des conquêtes juridiques concernant de nombreux domaines concrets de la vie humaine, dès lors que ce jugement – car cela reste un jugement – est étayé sur des normes elles-mêmes objectives, issues de la raison humaine. Et cela nous permet, je l’assume pleinement, de hiérarchiser les époques historiques comme les diverses formes de société sans verser dans le moindre ethnocentrisme ou impérialisme culturel : oui, la démocratie est supérieure à la monarchie – comme, mais nous sommes alors sur un plan autre que moral, une société où règne la connaissance est supérieure à une société où règnent l’ignorance et la superstition ! Et je pourrais multiplier les exemples. Il n’empêche que, pour s’en tenir au plan moral et politique, prendre cette position normative relève bien de ce qu’on peut définir comme un « cercle culturel » ou « normatif » [19] : c’est du point de vue du résultat de l’évolution historique auquel nous sommes parvenus que nous pouvons, rétrospectivement ou rétroactivement, parler de progrès et en hiérarchiser les étapes ou les formes culturelles comme nous le faisons. Mais ce cercle, non seulement est inévitable, mais il n’est pas vicieux puisque les normes auxquelles nous avons accédé s’offrent d’elles-mêmes à la justification rationnelle universelle ou, comme dirait Habermas, à la discussion entre des sujets dotés de raison et capables de s’entendre.
Reste à prendre conscience, comme nous l’avons déjà suggéré avec Marx et avec la crise écologique, que ce progrès n’est pas homogène : ce que nous gagnons sur un plan – les conquêtes de la science et de la technique – nous pouvons le perdre sur un autre plan, perte qui est une conséquence du premier quand il n’est pas maîtrisé par la collectivité : c’est l’exploitation moderne du travail, ou encore c’est la crise écologique qui menace l’humanité dans sa survie et confère au respect de la nature un sens non éthique, cette fois, mais moral puisque touchant aux intérêts des hommes, laquelle crise peut alors nous imposer de renoncer à certains aspects du progrès technique dès lors qu’ils nuisent aux intérêts de ces mêmes hommes. Faut-il rappeler qu’une problématique inédite de la décroissance vient d’apparaître, qu’on doit considérer comme progressiste dès lors qu’on l’a bien comprise [20], à laquelle s’ajoute aussi celle d’une certaine forme de démondialisation qui n’a rien de politiquement « réactionnaire », au contraire ? [21]
Mais il faut aussi prendre conscience que le progrès n’a rien d’inéluctable et qu’il doit être constamment maîtrisé par une raison collective éclairée et s’inspirant de normes universelles : non seulement parce qu’il peut être contradictoire – la démocratie peut être aussi la tyrannie de l’opinion ou le progrès économique s’accompagner d’un consumérisme médiocre et aliénant ; mais aussi, ou parallèlement, parce qu’il peut cesser ou s’inverser en régression : nulle providence ou nulle dialectique ne peut nous en prémunir. C’est pourquoi la vigilance est de rigueur et c’est pourquoi aussi la politique doit prendre le relais : une politique rationnelle et morale visant le bien de l’humanité tout entière, qui sait que le progrès historique a intellectuellement un sens, qu’il est à la fois possible et réel, mais contrasté, inachevé et menacé, et qui affirme que nous devons nous y consacrer, spécialement dans le domaine socio-politique. Car, contrairement ici à ce que disait Gramsci, inspiré de Romain Rolland, l’optimisme de la volonté, à la source de l’action humaine, n’a de sens justifié qu’appuyé sur un optimisme de l’intelligence ou, pour mieux dire, sur un optimisme de la raison théorique et pratique qui reconnaît pleinement la validité de l’idée de progrès.
Ce texte est celui de la conférence inaugurale du séminaire organisé par la Fondation Gabriel Péri, « Comment réinvestir l’idée de progrès ? », lors de sa première séance le 13 novembre 2012. Il paraîtra dans les actes du séminaire. La conférence orale est accessible sur le site de la Fondation : www.gabrielperi.fr
A lire sur le site sur le même thème : "Renouer avec l’idée de progrès", un texte d’Amar Bellal
[1] Voir l’Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain.
[2] Voir le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
[3] Rousseau est donc aussi un apologiste de la vie sociale, capable de dire que « si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme » (Contrat social, I, ch. VIII).
[4] Voir Kant, La philosophie de l’histoire, Gonthier/Médiations.
[5] A ce niveau, l’explication abandonne son fondement religieux et devient profane, ce qui la rend intrinsèquement intéressante : seule l’idée de « nature humaine » intervient ici. De plus, c’est par eux-mêmes que les hommes doivent réaliser ce que Kant appelle malgré tout un « plan de la nature ». Voir la 3ème proposition de Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (op. cité).
[6] Voir aussi son Projet de paix perpétuelle, Vrin.
[7] C’est ici que l’on peut raisonnablement critiquer sa conception d’une moralité pure ou stricte de l’intention : un matérialisme moral tel que je le défends peut considérer ce point à la fois comme insoluble, inessentiel, voire sans objet. Pour ce matérialisme, faute d’un sujet moral pur, seule compte, finalement, la moralité des actions, leur « légalité » donc, et le progrès objectif que du coup on peut y trouver. Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon livre L’ambition morale de la politique. Changer l’homme ? (L’Harmattan, 2011). Ce qui n’enlève rien, cependant, à la valeur que l’on peut accorder aux motivations humaines : leur qualité, qu’il faut continuer à dire morale, donne du prix aux rapports inter-humains et joue aussi un rôle dans la vie sociale et son progrès : le souci d’autrui est supérieur à l’égoïsme individualiste et contribue à l’action visant le bien commun ! Le libéralisme actuel est en train d’abîmer l’homme à ce niveau aussi.
[8] Voir le Cours de philosophie positive, 1ère leçon.
[9] Je laisse de côté ce qu’il peut y avoir de « religieux » dans sa vision de la politique fondée sur le « culte de l’Humanité ».
[10] « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes » dit leManifeste – exception faite des sociétés primitives.
[11] L’Antéchrist, § 4.
[12] Voir le titre révélateur d’un ouvrage de M. Revaut d’Allones, Ce que l’homme fait à l’homme(Seuil) dans lequel l’auteure se réclame d’un libre arbitre métaphysique et d’une problématique religieuse du « mal radical » que l’on trouvait aussi chez Kant, en opposition avec son relatif optimisme anthropologique.
[13] Cette écologie oublie 1 que la nature peut être mauvaise pour l’homme quand on l’abandonne à elle-même (maladies, catastrophes naturelles, pénurie de ressources, mort) et, 2, que le propre de l’homme est de la maîtriser, de l’aménager ou de la transformer en sa faveur.
[14] Je parle de son constat, bien évidemment, pas de la chose elle-même.
[15] On ne sera donc pas étonné par le fait que Nietzsche, l’anti-moderne par excellence et penseur de la décadence, ait valorisé l’illusion, voire l’ignorance !
[16] Cette distinction, que j’ai particulièrement développée, se retrouve chez Habermas, Ricoeur et M. Conche.
[17] « Ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront rien à chacune des deux » dit justement Rousseau dans l’Emile.
[18] Non seulement il y a ce projet épatant d’un « socialisme du 21ème siècle » en Amérique latine, c’est-à-dire à l’échelle, peu prou, d’un continent, mais il y aussi ce qui se passe en Chine où du positif émerge indiscutablement ; et, par ailleurs, on ne peut nier les amorces de démocratisation des régimes arabes, même si elles apparaissent très fragiles. Tout cela doit être pris en compte si l’on veut éviter un pessimisme outrancier auquel l’actualité pourrait nous porter.
[19] On trouve cette idée chez A. Comte-Sponville : voir La sagesse des Modernes (avec L. Ferry), Robert Laffont.
[20] Je pense ici, entre autres, à la réflexion de P. Ariès exprimée dans divers ouvrages et qu’il s’agit de bien comprendre : la décroissance ne signifie pas une croissance à l’envers, comme si, étant passés de 0 à 5, nous devions revenir à 0 et passer à moins 5. Elle signifie seulement que nous devons arrêter de magnifier la croissance comme solution unique à nos problèmes – ce qui est d’une idiotie et d’une irresponsabilité absolues. Ce qui doit primer, c’est l’idée de sa maîtrisecritique et sélective, ce qui implique que l’on renonce à certains aspects de celle-ci s’ils sont néfastes à l’humanité, et, surtout, le souci de mettre au premier plan l’idée de partage : celle du travail et de son produit, ce qui relève d’une exigence à la fois morale et politique, qui rejoint au demeurant l’intérêt de tous.
[21] L’exigence d’une « démondialisation », elle aussi, doit bien se comprendre. Elle n’a rien à voir avec un repli nationaliste. Elle traduit seulement 1 : L’idée qu’il est non seulement absurde mais suicidaire écologiquement d’aller chercher en Amérique du sud, par exemple, des produits alimentaires que nous pouvons produire en France, vu le prix énergétique que nous devons payer pour cela. Il importe donc de relocaliser autant que possible la production agricole et industrielle et de renoncer, non aux échanges internationaux, mais à une mondialisation sauvage de l’économie qui n’a que faire de la crise écologique qu’elle génère. 2 L’idée que les peuples doivent avoir la maîtrise de leur devenir économique et que les Etats-nations peuvent être, pour une part, le cadre adéquat de celle-ci. L’idée d’une maîtrise nationale de l’économie est donc une idée progressiste, opposée à celle de la dictature internationale des marchés financiers, que la nationalisation des ressources pétrolières au Vénézuéla illustre parfaitement. Le progrès n’a donc bien rien a avoir avec la modernité en tant que telle, avec la sacralisation de ce qui advient, sous prétexte qu’il advient. Encore faut-il juger le contenu de ce qui advient à la lumière des normes indiquées, pour l’accepter ou le refuser.
Histoire d’une idée
La notion de progrès appliquée à l’histoire collective de l’humanité a elle-même une histoire : elle date pour l’essentiel du 18ème siècle avec les grandes conceptions de Kant, Condorcet et même Rousseau. Elle s’y présente comme la croyance forte en un progrès de l’histoire, même si c’est avec des angles d’attaque et des justifications différents. La question des sciences et des techniques est fortement présente chez Condorcet [1], avec l’affirmation laïque d’un progrès indéfini de leur développement, mais elle est associée à celle d’un progrès de la moralité et, du coup, d’un bonheur commun qui doit s’ensuivre, surtout si l’éducation s’en mêle. Chez Rousseau, dont la pensée est souvent déformée, il y a bien aussi l’affirmation incontestable et la valorisation, à son niveau propre, du premier progrès, celui disons de la civilisation matérielle, mais il s’accompagne aussitôt d’une condamnation morale de celui-ci, sur un tout autre plan donc, puisqu’il l’accuse d’avoir « dégradé le genre humain », d’avoir perverti, à travers la propriété privée et les inégalités qu’elle génère, la bonne nature dont l’homme était initialement doté [2]. Sans que la situation soit pour autant définitive : la politique, telle que le Contrat social en formule les principes normatifs, doit et peut redresser cette situation et amorcer un progrès de l’homme, indissolublement moral et politique, marqué par la liberté, l’égalité et le bonheur, et promouvoir donc un véritable progrèsanthropologique, rompant avec la régression antérieure [3]. Enfin, il y a Kant, qui a selon moi, le mieux illustré cette dernière idée dans le cadre de sa philosophie de l’histoire, laquelle a le mérite d’aborder explicitement cette question, même si sa réflexion est biaisée par un arrière-fond théologique [4]. Si on laisse de côté cet arrière-fond qui fonde, en dernier ressort, sa conception sur la référence à un plan de la Providence (divine), il y a bien chez lui l’idée que l’organisation de la nature humaine, avec son mélange de sociabilité et d’insociabilité et le jeu immanent de cette contradiction [5], doit amener les hommes à instaurer une constitution politique « parfaite » (dit-il) pacifiant leurs rapports au sein des nations et, ensuite, entre les nations, produisant sur le long terme la paix entre elles [6]. Il y a donc bien pour lui, sous la forme d’une croyance rationnelle et qui s’assume comme telle, un progrès, déjà amorcé et destiné à continuer, indissolublement là aussi moral et politique, dans les comportements humains collectifs, que l’on peut constater de fait. Mais il n’en reste pas là et dans une section du Conflit des facultés il se pose expressément la question de savoir si l’humanité progresse aussi sur le plan spécifiquement moral de ses intentions, donc de sa disposition intérieure au bien, au-delà de ce qui pourrait s’expliquer par le seul intérêt – bref il se pose la question de savoir si l’homme devient meilleur en lui-même. Grande question anthropologique selon moi, qu’on ne doit pas disqualifier d’emblée comme idéaliste et idéologique, et à laquelle il répond positivement pour une part, mais pour une part seulement, sur la base d’un argument assez étonnant, il faut le dire : la réaction d’enthousiasme qu’un spectateur désintéressé, non impliqué en elle, peut éprouver face à la Révolution française. Il y voit l’indice, sinon la preuve, qu’il y a en l’homme une « tendance morale », une disposition au bien qui ne demande qu’à se réaliser peu à peu dans l’histoire, spécialement sous la forme politique de la République. Mais en même temps, avec un grand réalisme qui refuse tout prophétisme irrationnel, il affirme que cette disposition se manifestera avant tout dans la conduite extérieure des hommes, dans une moralité définie comme légalité des actes et conformité à un droit politique de plus en plus parfait, donc dans une amélioration constante de la vie collective ; il refuse par conséquent de se prononcer sur la moralité au sens strict, liée aux intentions, puisqu’elle pointe un domaine qui échappe à l’expérience et donc à la moindre preuve. Selon lui, donc, nous agirons de mieux en mieux moralement – c’est une certitude que la réflexion rationnelle peut faire sienne –, mais nous ne pouvons aller au-delà et être sûrs de devenir intrinsèquement meilleurs [7].Nous avons, dans cette brève présentation de l’idée de progrès au siècle des Lumières, tous les ingrédients de l’idée de progrès telle qu’on va la retrouver au 19ème siècle, quitte à ce que ses éléments y soient séparés : science, technique, rapports sociaux, politique, situation de l’homme – ou même quitte à ce que l’existence d’un pareil progrès, mais défini ainsi, commence à être niée. C’est Auguste Comte qui nous offre au plus haut point l’idée d’un progrès intellectuel de l’humanité avec sa théorie des « trois états » par lesquels l’esprit humain serait passé, quoique inégalement selon les différentes cultures : l’état théologique où règnent les pseudo explications surnaturelles du monde en référence à des divinités ; l’état métaphysique, simple modification du précédent, dans lequel des entités métaphysiques ont remplacé les dieux ; enfin l’état positif, définitif, en rupture complète avec les précédents, auquel nous sommes parvenus et dans lequel la science règne, liée à l’expérience et reliant les phénomènes par des lois immanentes, susceptibles d’une formulation mathématique. Conception suggestive, dont il ne faut pas nier l’intérêt et, si j’ose dire, le caractère « progressiste » car elle est rigoureusement rationaliste, faisant l’apologie de la connaissance scientifique ou positive telle qu’elle commence à envahir tous les secteurs de la réalité et elle rejette donc justement l’irrationnel. Par ailleurs, elle s’inscrit dans la filiation de celle de Condorcet et, comme elle, elle est associée à l’idée que le progrès intellectuel va avoir des effets positifs quasi automatiques dans l’ordre du bonheur, surtout si la politique s’en empare – et l’on sait que Comte a élaboré précisément une politique « positiviste » [8]. Reste qu’elle présente des défauts ou lacunes : sa théorie du progrès implique une « loi » qui fait de l’évolution de l’esprit humain un processus autonome et inéluctable, presque « naturel », dans lequel la prise en compte de l’histoire et de ses influences multiples est absente ; sa conception de la connaissance scientifique lui refuse toute portée ontologique, tout accès à l’« en soi » des choses ; et, enfin, la liaison automatique progrès scientifico-technique/progrès social, politique et humain dans l’ordre du bonheur, renvoie à un optimisme historique que l’histoire elle-même va par la suite démentir [9]. Mais avant même que cette suite advienne, il y a un auteur majeur qui nous offre une version du progrès bien plus lucide et profonde, parce que matérialiste et contradictoire, dissociant ce qu’on avait majoritairement associé – à savoir Karl Marx. J’y insiste donc.
1 Le matérialisme historique marxien, pour autant qu’on accepte d’y voir un point de vue scientifique et rigoureusement profane sur l’histoire, nous garantit que la problématique d’un progrès éventuel à ce niveau échappe à l’arbitraire et à l’idéologie, qu’elle nous renvoie à des processus réels qui constituent effectivement cette histoire, hors de la représentation spontanée et en réalité conditionnée idéologiquement que nous en avons.
2 Sa conception du développement historique est complexe parce que contradictoire, au sens où elle révèle des aspects contradictoires de celui-ci. D’une part il y a bien selon lui, dans la droite ligne de l’inspiration rationaliste des Lumières et en parenté ici avec Comte, un progrès des sciences et des techniques que non seulement il constate mais qu’il assume, qu’il valorise donc pleinement à l’échelle d’une histoire universelle : il suffit de penser à ce qu’il dit dans le Manifestedu progrès fantastique que la bourgeoisie a initié de ce point de vue et de la sortie du Moyen-Age, avec ses préjugés religieux autant que politiques, qu’elle a permise. Il y a chez Marx un choix fondamental et définitif en faveur de la rationalité scientifique et technique, d’autant plus qu’il lui associe clairement un potentiel émancipateur fort et essentiel pour l’humanité : la science et la technique sont des moyens de dominer la nature et donc d’échapper à l’aliénation dans laquelle les hommes sont plongés vis-à-vis d’elle quand ils l’ignorent ; elles sont donc un instrument de liberté concrète à ce niveau, la liberté étant ici définie non comme un libre arbitre mythique mais comme un processus de libération vis-à-vis du déterminisme naturel, dont l’histoire scientifico-technique est considérée comme la réalisation progressive. Mais en plus, Marx investit cette double rationalité dans son explication de cette même histoire : science et technique prennent la forme des forces productives matérielles, lesquelles déterminent les rapports sociaux de production, l’ensemble constituant la base économique de la société qui va elle-même déterminer le reste de la société, sa superstructure politique et idéologique ; et ce sont les transformations de cette base qui vont déterminer, sur le long terme, les transformations historiques. La science et la technique sont donc dotées par lui d’un rôle causal essentiel dans l’évolution d’ensemble de l’histoire et dans le progrès, ou non, qu’on peut y déceler. Or c’est là que la vision de Marx se fait complexe, voire se renverse, du fait de la conception qu’il a des rapports sociaux de production : ceux-ci sont le lieu de l’organisation en classes de la société, donc de l’exploitation des hommes depuis la sortie disons du communisme primitif. Cette division des classes, avec les oppositions d’intérêts qu’elle implique, accompagne l’histoire jusqu’à aujourd’hui, elle en est même le moteur [10] : qu’il s’agisse de la société antique, de la société féodale ou de la société capitaliste moderne, l’antagonisme des classes demeure, seule sa forme change, et cette constance transhistorique, cette stagnation dans l’ordre du malheur humain, contredit en quelque sorte le progrès incontestable des forces productives, elle en est la face ou l’envers sombre, plus ou moins caché, et il convient de ne pas l’oublier au nom du progrès scientifico-technique ou économique érigé en entité globale qui définirait alors, mais frauduleusement, le progrès en général. Le gain de l’humanité sur le plan de son rapport à la nature et sur celui de la quantité et de la qualité des biens produits ne s’accompagne donc pas d’une amélioration structurelle et substantielle de la relation des hommes entre eux ou de leur situation au travail. Marx prétend même, d’une manière extrêmement lucide, que le passage de l’exploitation féodale à l’exploitation capitaliste comporte une part de régression : elle a supprimé certaines libertés antérieures de l’organisation féodale et on est passé par ailleurs, dit-il, à « une exploitation ouverte, éhontée, brutale ». Régression humaine, donc, alors même qu’il y a progrès scientifico-technique – celui-ci produisant celle-là – et sans que cela exclue cependant d’autres formes partielles de progrès humain comme ce dépassement des particularismes nationaux et cette ouverture à l’universel dont la mondialisation capitaliste, avec sa barbarie propre, est pourtant porteuse. Il y a donc là, dans cette approche circonstanciée et complète de la problématique du progrès, une leçon à retenir : le refus d’une vision homogène du progrès historique. A quoi s’ajoute une autre idée, présente aussi chez les penseurs précédemment évoqués : à l’histoire faite ou se faisant doit s’ajouter l’histoire à faire, celle d’un futur communiste à réaliser par la pratique politique, qui ne saurait donc advenir automatiquement (même s’il le soutient parfois) et qui, selon lui, devrait constituer cette fois-ci un progrès radical et complet puisque la révolution des rapports sociaux devrait améliorer fondamentalement les relations inter-humaines et, du même coup, accorder les deux formes de progrès possibles en mettant à la portée de tous les hommes les acquis du progrès scientifico-technique et économique.
D’autres penseurs de l’époque iront curieusement contre cette idée d’un progrès réel ou possible lié à la modernité, dont Nietzsche tout spécialement. Je ne développe pas longuement son point de vue, quoiqu’il puisse nous interpeller par son extrémisme même et sa force argumentative. Là où nous voyons évidemment un progrès global, y compris politique comme la République ou la démocratie, il voit un immense processus de décadence à la lumière de ses valeurs, celles de la force vitale et de la hiérarchie politique, de type aristocratique, qui est censée les incarner. Cela l’entraîne à condamner violemment tout ce qui exalte l’égalité, la masse, la démocratie donc, mais aussi la parité homme-femme, le socialisme et, derrière eux, le christianisme qui en fournit d’après lui la matrice idéologique. Ce qu’il faut seulement retenir de la pensée de Nietzsche, à ce niveau précis et en oubliant le caractère scandaleusement réactionnaire de ses positions politiques, c’est une idée forte selon moi : celle que l’évolution, que nous constatons tous parce qu’elle est unfait objectif, n’est pas nécessairement un progrès, c’est-à-dire une valeur. « Poursuivre son évolution, cela ne veut nullement dire nécessairement monter, s’intensifier, prendre des forces »dit-il par exemple, ce qui l’entraîne affirmer carrément que « le "progrès" n’est qu’une idée moderne – c’est-à-dire une idée fausse » [11].
Cette dépréciation, dont on pourrait donner d’autres exemples, va se poursuivre au 20ème siècle, nourrie cette fois non de préjugés normatifs partisans et arbitraires comme chez Nietzsche, mais d’évènements objectifs : les deux guerres mondiales, la barbarie nazie et les divers fascismes, voire le stalinisme lui-même qui prétendait se réclamer de Marx et en a trahi le message, donc le Goulag, mais aussi la bombe atomique, le colonialisme, l’impérialisme et, enfin, la crise écologique qui met en cause le développement incontrôlé de la science et de la technique, sans compter les dangers potentiels contenus dans les développements récents de la biologie – tout cela pourrait paraître justifier cette dépréciation et légitimer à la fois une critique radicale de la modernité et un nouveau pessimisme historique et anthropologique : comment faire confiance à la science et à la technique au regard de ce qui paraît être leurs effets directs ? Et comment avoir confiance en l’homme et croire encore qu’il progresse moralement au regard de ce qu’il paraît faire désormais en toute conscience ? [12] D’où ce pessimisme que l’on trouve dans la philosophie de Heidegger, dont on laissera de côté ici l’injustifiable engagement nazi pour ne retenir que sa critique généralisée de la technique conçue comme « arraisonnement » et « dévastation » de la Terre, de ce qu’il appelle le monde de « l’étant », et perte d’une complicité amicale pré-technique avec lui ; mais il y aussi chez lui une critique intrinsèque de la raison scientifique, dont il ne nie pas la valeur de connaissance par rapport à « l’étant », précisément, mais dont il affirme péremptoirement qu’elle nous fait oublier l’Etre, objet suprême ou sublime de la philosophie auquel seules la pensée, puis la poésie pourraient nous faire accéder : c’est bien là, quoique sous une forme sophistiquée, un nouvel irrationalisme et une invitation à la régression culturelle ! Mais il y a aussi, d’une manière plus sérieuse selon moi, la montée d’une préoccupation écologique essentielle qui interroge le progrès technique à travers ses effets humains et qu’il faut séparer, j’y reviendrai, d’une écologie fondamentaliste venue des Etats-Unis (la Deep Ecology) qui verse, elle dans un culte totalement irrationnel de la nature et dans une critique tout aussi irrationnelle de la technique en tant que telle qui n’a pas de sens, sauf celui d’être le symptôme d’un malaise de l’homme au sein de la culture, comme aurait pu dire Freud (bien que sur d’autres bases) [13].
Toute cette analyse nous confronte alors à l’obligation de mieux préciser conceptuellement ce qu’il faut entendre par « progrès » si l’on veut relancer ou réinvestir cette idée avec de bonnes raisons, ce qui me paraît absolument indispensable et relever même d’un impératif moral à teneur délibérément politique. Car qu’est-ce que « être progressiste », ce que l’on doit être, sinon précisément affirmer que cette notion a un sens et prendre résolument position en sa faveur ?
Signification et actualité de l’idée de progrès
Cette idée est plus complexe qu’on ne le croit et qu’on le fait croire quand on parle du progrès en général. En réalité, il y a deux acceptions différentes de ce même terme.1 Il y a le progrès quantitatif, celui que l’on trouve dans le progrès des sciences et des techniques (voire de la culture au sens large). Il suppose deux choses : la conservation des acquis du passé et l’addition des acquis du présent ou du futur. Sans la conservation, on revient dans le temps au point de départ ; et sans l’addition on en reste au même point, on stagne dans les deux cas. Le progrès prend donc la forme d’une accumulation continue – de connaissances, de techniques, etc., – quelles que soient les ruptures qu’il implique (révolutions scientifiques, nouvelles techniques éliminant d’anciennes) : toujours du passé est conservé à côté du nouveau ou en lui, contrairement à ce qui se passe, par exemple, dans l’histoire des idéologies où une nouvelle idéologie peut signifier la mort définitive de la précédente : on ne croit plus, comme Aristote, que l’esclavage est naturel ! Et j’ajoute tout de suite que ce progrès constitue un fait dont la réalité ne prête pas à contestation parce qu’on peut le constater : de fait l’humanité a progressé dans ce double domaine (comme dans le domaine économique) et ce constat ne s’accompagne pour l’instant d’aucun jugement de valeur, il est neutre d’un point de vue axiologique [14] : on peut être pour ou contrece progrès – et non le progrès –, il n’empêche qu’il est là et a priori on peut le penser comme indéfini.
2 Par opposition, il y a justement une tout autre acception du terme : le progrès qualitatif qui relève lui pleinement d’un jugement de valeur. Il désigne bien une évolution ou une transformation quelconque dans le temps, mais qui nous rapproche d’une valeur que l’on a posée préalablement, dont on estime par conséquent que cette évolution la réalise peu à peu, « progressivement » donc. Or, autant cette évolution (ou transformation) se laisse constater (comme le progrès quantitatif), autant affirmer qu’il y a là un progrès (qualitatif) relève d’un jugement normatif : le terme ici ne désigne pas une réalité objective, mais une réalité jugée ou interprétée à la lumière d’une valeur, celle-là même dont on affirme la réalisation « progressive », qu’elle soit graduelle ou brutale d’ailleurs. On retrouve alors la distinction faite par Nietzsche entre « évoluer » et « progresser » et cela nous permet de comprendre trois points qui, sans cela, demeureraient un peu énigmatiques. D’abord le fait que c’est bien dans le domaine de l’histoire politique et sociale (en y intégrant ici la réalité économique), où l’humain est directement en jeu, que la question du progrès qualitatif se pose fondamentalement : la morale intervient d’emblée dans ce cas parce que, contrairement à une idée reçue qui voudrait l’enfermer dans la sphère des relations inter-individuelles, son champ est aussi, sinon surtout, celui de la vie collective, donc celui des rapports sociaux, et elle nous contraint à apprécier cette histoire du point de vue de ses valeurs propres. C’est pourquoi la conception de Kant relève bien d’un jugement de valeur moral, assumé comme tel, mais aussi, en partie, celle de Marx pour autant qu’il juge critiquement l’histoire des sociétés de classes à la lumière des valeurs d’émancipation contenues dans l’idéal du communisme – même s’il a tendance à dénier ce point de vue normatif. Car j’en profite pour l’indiquer : sans valeurs, point de critique, point de possibilité d’approuver ou de condamner et, par conséquent, point de possibilité de parler de progrès ou de régression. Ensuite, cette distinction nous permet de comprendre la diversité, voire la contradiction, des jugements de valeur dont peut faire l’objet le même processus évolutif : l’instauration de la démocratie (ou de la République) peut être vue comme un progrès essentiel si l’on se réfère aux valeurs d’égalité et de liberté ou appréhendée comme une régression ou une décadence si l’on se réfère à des valeurs inverses comme Nietzsche – et nous sommes alors en présence de ce que Max Weber appelait une « guerre des dieux », c’est-à-dire un conflit violent des croyances normatives. Enfin, cela nous permet paradoxalement de réintégrer la problématique du progrès quantitatif dans celle du progrès qualitatif : il suffit de montrer que le premier réalise bien des valeurs elles aussi essentielles comme la vérité sur le plan théorique (préférable à l’ignorance, l’erreur ou l’illusion [15]) ou, sur le plan pratique, la liberté à l’égard de la nature – ce qui est le cas.
Une tâche s’impose alors à nous qui nous voulons et nous disons progressistes, et qui refusons soit le nihilisme pour lequel rien ne vaut soit le relativisme pour lequel tout se vaut et qui est une forme déguisée du nihilisme : il s’agit de définir des critères normatifs objectifs et faisant progressivement consensus, nous obligeant dans l’ordre de l’action, en particulier celle qui est encore à venir, et à la lumière desquels un progrès objectif lui aussi pourrait être indissolublement jugé et reconnu dans l’histoire. Ou plus rigoureusement, il s’agit d’abord de savoir si nous reconnaissons ou pas l’existence d’un ordre de valeurs objectives nous fournissant de pareils critères car sans elles :
1 l’idée même d’être progressiste, c’est-à-dire favorable au progrès, n’aurait pas de sens ;
2, l’affirmation qu’il y a ou qu’il peut y avoir un progrès historique réel serait elle aussi absurde, puisqu’elle n’engagerait qu’un point de vue normatif subjectif ;
enfin, 3, l’obligation de participer activement à ce progrès serait elle aussi dépourvue de signification. C’est là la grande question qui nous est posée à une époque où la reconnaissance de telles valeurs vacillant, c’est fort logiquement la croyance au progrès qui vacille aussi pour le plus grand bénéfice de ceux qui profitent de l’histoire telle qu’elle va de plus en plus mal – à savoir, il faut le dire sans ambages, les acteurs de la finance internationale et la classe capitaliste mondiale qu’ils servent. Sachant que ce qui se passe aujourd’hui se déploie dans le cynisme le plus total de ses responsables ou, au mieux, dans la méconnaissance idéologique, donc sans le moindre sentiment de culpabilité puisque, en niant un pareil ordre de valeurs ou en l’ignorant, on s’interdit de voir qu’on les bafoue et que nous sommes en pleine régression socio-historique un peu partout. Or la réponse à cette question est pour moi claire : oui il existe un ordre normatif de valeurs objectives, donc universelles : c’est celui des valeurs morales distinguées des valeurs simplement éthiques [16]. Ces dernières sont particulières et facultatives, caractérisant l’usage que nous faisons de notre vie individuelle et sont propres aussi à des groupes ou à des époques diverses. On ne saurait donc juger l’histoire passée ou présente à leur lumière sans verser dans l’arbitraire culturel ou historique. C’est ainsi qu’une part de l’écologie relève de préférences normatives subjectives, comme le goût de la nature plutôt que celui des productions culturelles avec son univers urbain, et on ne saurait les imposer à quiconque, sauf après un débat démocratique et un choix majoritaire. Par opposition, les valeurs morales sont universelles et obligatoires, concernent nos rapports avec autrui et, comme je l’ai déjà indiqué, s’appliquent aussi, voire d’une manière privilégiée, à la vie collective, aux rapports sociaux et à la politique qui les organise, et elles peuvent s’incarner dans un droit positif contraignant [17]. Kant en a donné une formulation définitive, on peut en expliquer l’émergence à partir de l’évolution naturelle telle que Darwin l’a pensée et de l’histoire qui la relaie ; enfin, elles ont trouvé une formulation principielle dans la Déclaration de 1789 affirmant la liberté et l’égalité en droit de tous les hommes. Or il y a là un progrès normatif décisif de la conscience universelle, en droit sinon en fait, qui s’offre à la réflexion et à l’adhésion de tous et qu’on peut considérer comme définitif, échappant à ses conditions historiques d’apparition. Par contre, il n’était pas achevé dans sa réalisation concrète de l’époque, tant en compréhension qu’en extension. Le principe d’« égaliberté » (j’emprunte la formule à Balibar), expression juridique de la norme kantienne de l’Universel moral, s’est cantonné dans un premier temps, et encore d’une manière imparfaite, dans la sphère politique de la démocratie formelle au moment de la Révolution française. Mais il s’est enrichi ensuite, à partir du 19ème siècle et à travers les acquis des luttes du mouvement ouvrier d’inspiration marxiste, en s’appliquant à la sphère sociale et économique, au point d’être porteur de l’exigence communiste elle-même, et on le retrouve considérablement développé et précisé dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Qui niera, s’il compare ces deux Déclarations, qu’il y là un étonnant progrès de la conscience humaine en moins de deux siècles ?
Certes, il y a bien actuellement un peu partout, hormis en Amérique latine, une impressionnante régression socio-politique qui date de la disparition du bloc soviétique. La menace dite « communiste », largement mythifiée, qu’il représentait malgré tous ses défauts, avait contraint le capitalisme occidental à se réformer à travers l’Etat-Providence ; la disparition de cette menace a libéré toutes les potentialités destructrices de ce même capitalisme, l’entraîne à détruire peu à peu les diverses conquêtes antérieures du mouvement ouvrier, au point non seulement de paraître bloquer toute idée d’un progrès à venir, mais de nous enfoncer dans le pire – ce qui pourrait nous faire douter de cette vision positive de la marche de l’histoire qui a, malgré tout, habité le 20ème siècle. Mais si l’on prend du recul pour envisager globalement le processus historique, tout en intégrant les résistances qui se manifestent contre le type de mondialisation que nous connaissons et les avancées qui apparaissent ici ou là [18], la perspective change, surtout si l’on ajoute la remarque toute simple suivante : pourquoi ce qui a été possible et donc réel dans le passé – le progrès – ne serait-il donc pas également possible et donc réalisable dans le futur, sauf à postuler arbitrairement que seul le pire est sûr ? Pour toutes les raisons que j’ai développées, on voit donc qu’il est légitime intellectuellement de parler d’un progrès moral et politique objectif de l’humanité dans le sens de l’Universel, attesté dans et par l’histoire – quelles que soient ses stagnations ou ses régressions temporaires – à travers des conquêtes juridiques concernant de nombreux domaines concrets de la vie humaine, dès lors que ce jugement – car cela reste un jugement – est étayé sur des normes elles-mêmes objectives, issues de la raison humaine. Et cela nous permet, je l’assume pleinement, de hiérarchiser les époques historiques comme les diverses formes de société sans verser dans le moindre ethnocentrisme ou impérialisme culturel : oui, la démocratie est supérieure à la monarchie – comme, mais nous sommes alors sur un plan autre que moral, une société où règne la connaissance est supérieure à une société où règnent l’ignorance et la superstition ! Et je pourrais multiplier les exemples. Il n’empêche que, pour s’en tenir au plan moral et politique, prendre cette position normative relève bien de ce qu’on peut définir comme un « cercle culturel » ou « normatif » [19] : c’est du point de vue du résultat de l’évolution historique auquel nous sommes parvenus que nous pouvons, rétrospectivement ou rétroactivement, parler de progrès et en hiérarchiser les étapes ou les formes culturelles comme nous le faisons. Mais ce cercle, non seulement est inévitable, mais il n’est pas vicieux puisque les normes auxquelles nous avons accédé s’offrent d’elles-mêmes à la justification rationnelle universelle ou, comme dirait Habermas, à la discussion entre des sujets dotés de raison et capables de s’entendre.
Reste à prendre conscience, comme nous l’avons déjà suggéré avec Marx et avec la crise écologique, que ce progrès n’est pas homogène : ce que nous gagnons sur un plan – les conquêtes de la science et de la technique – nous pouvons le perdre sur un autre plan, perte qui est une conséquence du premier quand il n’est pas maîtrisé par la collectivité : c’est l’exploitation moderne du travail, ou encore c’est la crise écologique qui menace l’humanité dans sa survie et confère au respect de la nature un sens non éthique, cette fois, mais moral puisque touchant aux intérêts des hommes, laquelle crise peut alors nous imposer de renoncer à certains aspects du progrès technique dès lors qu’ils nuisent aux intérêts de ces mêmes hommes. Faut-il rappeler qu’une problématique inédite de la décroissance vient d’apparaître, qu’on doit considérer comme progressiste dès lors qu’on l’a bien comprise [20], à laquelle s’ajoute aussi celle d’une certaine forme de démondialisation qui n’a rien de politiquement « réactionnaire », au contraire ? [21]
Mais il faut aussi prendre conscience que le progrès n’a rien d’inéluctable et qu’il doit être constamment maîtrisé par une raison collective éclairée et s’inspirant de normes universelles : non seulement parce qu’il peut être contradictoire – la démocratie peut être aussi la tyrannie de l’opinion ou le progrès économique s’accompagner d’un consumérisme médiocre et aliénant ; mais aussi, ou parallèlement, parce qu’il peut cesser ou s’inverser en régression : nulle providence ou nulle dialectique ne peut nous en prémunir. C’est pourquoi la vigilance est de rigueur et c’est pourquoi aussi la politique doit prendre le relais : une politique rationnelle et morale visant le bien de l’humanité tout entière, qui sait que le progrès historique a intellectuellement un sens, qu’il est à la fois possible et réel, mais contrasté, inachevé et menacé, et qui affirme que nous devons nous y consacrer, spécialement dans le domaine socio-politique. Car, contrairement ici à ce que disait Gramsci, inspiré de Romain Rolland, l’optimisme de la volonté, à la source de l’action humaine, n’a de sens justifié qu’appuyé sur un optimisme de l’intelligence ou, pour mieux dire, sur un optimisme de la raison théorique et pratique qui reconnaît pleinement la validité de l’idée de progrès.
Ce texte est celui de la conférence inaugurale du séminaire organisé par la Fondation Gabriel Péri, « Comment réinvestir l’idée de progrès ? », lors de sa première séance le 13 novembre 2012. Il paraîtra dans les actes du séminaire. La conférence orale est accessible sur le site de la Fondation : www.gabrielperi.fr
A lire sur le site sur le même thème : "Renouer avec l’idée de progrès", un texte d’Amar Bellal
[1] Voir l’Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain.
[2] Voir le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
[3] Rousseau est donc aussi un apologiste de la vie sociale, capable de dire que « si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme » (Contrat social, I, ch. VIII).
[4] Voir Kant, La philosophie de l’histoire, Gonthier/Médiations.
[5] A ce niveau, l’explication abandonne son fondement religieux et devient profane, ce qui la rend intrinsèquement intéressante : seule l’idée de « nature humaine » intervient ici. De plus, c’est par eux-mêmes que les hommes doivent réaliser ce que Kant appelle malgré tout un « plan de la nature ». Voir la 3ème proposition de Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (op. cité).
[6] Voir aussi son Projet de paix perpétuelle, Vrin.
[7] C’est ici que l’on peut raisonnablement critiquer sa conception d’une moralité pure ou stricte de l’intention : un matérialisme moral tel que je le défends peut considérer ce point à la fois comme insoluble, inessentiel, voire sans objet. Pour ce matérialisme, faute d’un sujet moral pur, seule compte, finalement, la moralité des actions, leur « légalité » donc, et le progrès objectif que du coup on peut y trouver. Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon livre L’ambition morale de la politique. Changer l’homme ? (L’Harmattan, 2011). Ce qui n’enlève rien, cependant, à la valeur que l’on peut accorder aux motivations humaines : leur qualité, qu’il faut continuer à dire morale, donne du prix aux rapports inter-humains et joue aussi un rôle dans la vie sociale et son progrès : le souci d’autrui est supérieur à l’égoïsme individualiste et contribue à l’action visant le bien commun ! Le libéralisme actuel est en train d’abîmer l’homme à ce niveau aussi.
[8] Voir le Cours de philosophie positive, 1ère leçon.
[9] Je laisse de côté ce qu’il peut y avoir de « religieux » dans sa vision de la politique fondée sur le « culte de l’Humanité ».
[10] « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes » dit leManifeste – exception faite des sociétés primitives.
[11] L’Antéchrist, § 4.
[12] Voir le titre révélateur d’un ouvrage de M. Revaut d’Allones, Ce que l’homme fait à l’homme(Seuil) dans lequel l’auteure se réclame d’un libre arbitre métaphysique et d’une problématique religieuse du « mal radical » que l’on trouvait aussi chez Kant, en opposition avec son relatif optimisme anthropologique.
[13] Cette écologie oublie 1 que la nature peut être mauvaise pour l’homme quand on l’abandonne à elle-même (maladies, catastrophes naturelles, pénurie de ressources, mort) et, 2, que le propre de l’homme est de la maîtriser, de l’aménager ou de la transformer en sa faveur.
[14] Je parle de son constat, bien évidemment, pas de la chose elle-même.
[15] On ne sera donc pas étonné par le fait que Nietzsche, l’anti-moderne par excellence et penseur de la décadence, ait valorisé l’illusion, voire l’ignorance !
[16] Cette distinction, que j’ai particulièrement développée, se retrouve chez Habermas, Ricoeur et M. Conche.
[17] « Ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront rien à chacune des deux » dit justement Rousseau dans l’Emile.
[18] Non seulement il y a ce projet épatant d’un « socialisme du 21ème siècle » en Amérique latine, c’est-à-dire à l’échelle, peu prou, d’un continent, mais il y aussi ce qui se passe en Chine où du positif émerge indiscutablement ; et, par ailleurs, on ne peut nier les amorces de démocratisation des régimes arabes, même si elles apparaissent très fragiles. Tout cela doit être pris en compte si l’on veut éviter un pessimisme outrancier auquel l’actualité pourrait nous porter.
[19] On trouve cette idée chez A. Comte-Sponville : voir La sagesse des Modernes (avec L. Ferry), Robert Laffont.
[20] Je pense ici, entre autres, à la réflexion de P. Ariès exprimée dans divers ouvrages et qu’il s’agit de bien comprendre : la décroissance ne signifie pas une croissance à l’envers, comme si, étant passés de 0 à 5, nous devions revenir à 0 et passer à moins 5. Elle signifie seulement que nous devons arrêter de magnifier la croissance comme solution unique à nos problèmes – ce qui est d’une idiotie et d’une irresponsabilité absolues. Ce qui doit primer, c’est l’idée de sa maîtrisecritique et sélective, ce qui implique que l’on renonce à certains aspects de celle-ci s’ils sont néfastes à l’humanité, et, surtout, le souci de mettre au premier plan l’idée de partage : celle du travail et de son produit, ce qui relève d’une exigence à la fois morale et politique, qui rejoint au demeurant l’intérêt de tous.
[21] L’exigence d’une « démondialisation », elle aussi, doit bien se comprendre. Elle n’a rien à voir avec un repli nationaliste. Elle traduit seulement 1 : L’idée qu’il est non seulement absurde mais suicidaire écologiquement d’aller chercher en Amérique du sud, par exemple, des produits alimentaires que nous pouvons produire en France, vu le prix énergétique que nous devons payer pour cela. Il importe donc de relocaliser autant que possible la production agricole et industrielle et de renoncer, non aux échanges internationaux, mais à une mondialisation sauvage de l’économie qui n’a que faire de la crise écologique qu’elle génère. 2 L’idée que les peuples doivent avoir la maîtrise de leur devenir économique et que les Etats-nations peuvent être, pour une part, le cadre adéquat de celle-ci. L’idée d’une maîtrise nationale de l’économie est donc une idée progressiste, opposée à celle de la dictature internationale des marchés financiers, que la nationalisation des ressources pétrolières au Vénézuéla illustre parfaitement. Le progrès n’a donc bien rien a avoir avec la modernité en tant que telle, avec la sacralisation de ce qui advient, sous prétexte qu’il advient. Encore faut-il juger le contenu de ce qui advient à la lumière des normes indiquées, pour l’accepter ou le refuser.
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