Jacques Guilhaumou
Dictionnaire Critique du marxisme. Bensussan-Labica, Paris, Quadrigue/ Presses Universitaires de France, 1999. Première édition, 1982, pp. 622-626.
N’est pas légitime d’attribuer à Antonio Gramsci l’originalité d’une interrogation sur le jacobinisme, « au sens intégral de cette notion a eu historiquement et doit avoir comme concept » (Gr. ds le texte- GT_, p. 245) ? Tout se passerait comme si les autres « classiques du marxisme » parlaient français en politique sans jamais se préoccuper, à titre particulier, du concept de jacobinisme. Les travaux les plus récents en ce domaine peuvent se prêter à une telle interprétation, et pourtant il s’agit d’une fausse piste. En ce sens que la voie ainsi emprunté cache l’histoire complexe de la référence de la Révolution française dans la tradition marxiste et le mouvement ouvrier ; qu’on s’interdit, de même, d’expliquer la filiation théorique Terreur (Marx), Hégémonie de peuple ( Lénine) , Jacobinisme ( Gramsci) ; qu’on ne rend pas raison de l’enjeu de la posture jacobine dans l’analyse des situations : la désignation du mouvement historique réel.
La traduction du concept de jacobinisme atteint son maximum d’efficace dans les Cahiers de prison, mais jamais sous la forme d’une analyse dissociée de la question Révolution française. Ce qui est en travail dans les textes de Gramsci, c’est l’ensemble des énoncés sur l’expérience révolutionnaire française parsemés dans les écrits philosophiques et historiques de Marx. Le dirigeant communiste italien tente de développer l’un des projets du jeune Marx (« La Révolution française : histoire de la naissance de l’État moderne », IA, p. 602 ; MEV, 3, 537) dans une étude sur le « rapport historique entre l’État moderne français né de la Révolution et les autres États modernes de l’Europe continentale » ( Cahiers de Prison, Gallimard, t.1, p. 156). Il compare la voie révolutionnaire imposée par « l’appareil terroriste français », appareil d’hégémonie dominé par les appareils politiques démocratiques ( du club aux sections), au modèle de formation des États modernes au XIXe siècle, la « révolution passive ». Il définit la stratégie de révolution permanente en référence aux événements qui se déroulent en France de 1789 à 1870. (GT, p. 494). Il associe la « force jacobine » à la création ex nihilo d’ « une volonté collective nationale-populaire » (GT, p. 425). Le travail auquel se livre Gramsci ne prétend pas restituer le cheminement complexe de la pensée de Marx sur le cas français, il s’agit plutôt, en amplifiant l’analyse de la tradition marxiste du rapport des Jacobins à la société civile, du « Parti jacobin » à l’État moderne ( Quaderni del Carcere, p. 2010), de mettre en relief les concepts stratégiques de révolution permanente et de « nationale-populaire jacobin» ( concept « d’hégémonie politique », d’ « alliance entre les bourgeois-intellectuels et le peuple » QDC, p. 1914).
Suivons donc dans les textes de Marx et d’Engels, l’émergence des catégories historiques jacobines. Très tôt, Marx est fasciné par l’action des « héros de la Révolution française », par les figures tragiques de Robespierre et Saint-just : ces « porte paroles de la masse » (SF, p. 144 et s. ; MEW, 2, 125 et s.), « authentiques représentants des forces révolutionnaires, c’est-à-dire dela seule classe authentiquement révolutionnaire: la « masse innombrable » ( IA, p. 204 ; MEW, 3, 161) – ces « émancipateurs politiques » ( QJ, Aubier, 113 ; MEW, I, 367) qui ont produit « l’État seulement politique », le « principe politique lui-même » ( Cripol., p. 176 ; MEW, I, 319). Par l’ « énergie révolutionnaire », la « conscience intellectuelle de leur valeur » et « la signification générale négative associée à la noblesse et au clergé » ( Cridr., MEW, I, 389 ; Aubier, p. 93), les « hommes de la Terreur » (SF) ont produit une « réalité abstraite » : la « volonté » comme incarnation du « principe de la politique », du « principe de l’État » ( Critiques au marge… ; MEW, I, 402 ; trad. apud Grandjonc, Marx et les communistes allemands à Paris, Maspero, 1794, p. 154). Il semble, note Marx après Hegel, que le monde marche sur la tête ; les Jacobins ont tenté de réaliser une « illusion d’optique », l’inversion du but ( la société civile-bourgeoise) et du moyen ( la vie politique) de l’émancipation bourgeoise. Marx qualifie d’ « énigme d’ordre psychologique et théorique » ( QJ, 113 ; MEW, I, 367) cette « génialité qui exalte la force matérielle en vue du pouvoir politique » (Cridr.). De « 1793 à 1794 » en France », la « Terreur » est ce « moment d’enthousiasme » où l’on sacrifie la société bourgeoise à une « conception antique de la vie politique » ( SF, p. 149 ; MEW, 2, 130). La vie politique entre « en contradiction violente avec ses propres conditions d’existence, en déclarant la révolution à l’état permanent » (QJ, Aubier, 81 ; MEW, I, 357). Une « illusion tragique » est mise en pratique par des hommes qui vont à la guillotine parce qu’ils ont mené bataille « contre la société bourgeoise » tout en proclamant, dans les droits de l’homme, le caractère sacré des principes de cette société (SF, p. 148 ; 129). On comprend pourquoi Marx envisageait, en 1844, d’écrire une Histoire de la Convention, cette assemblée révolutionnaire qui fut « le maximum de l’énergie politique et de la puissance politique » et dont peut dire qu’elle fit de la Révolution française « la période classique de l’intelligence politique » ( Cr.en marge…, cit. ibid). Mais ce n’est que dans la recherche d’une stratégie de lutte de classes face aux événements de 1848 que Engels et Marx vont associer ce que devrait être le « terrain révolutionnaire » aux catégories historiques jacobines. Les dirigeants communistes opposent à la conquête « révolutionnaire » du « térrain juridique » par la bourgeoisie conservatrice, « révolution sans révolution » (Robespierre), le « titre juridique du peuple révolutionnaire », un « contrat social » (Rousseau) conclu entre le peuple et la révolution (NGRh, II, P. 234-235 ; MEW, 6, 112). La référence à 1793 va devenir un classique de la tradition marxiste. La Révolution française est, avec la Révolution anglaise, la « révolution de style européen » ; elle a permis « le triomphe de la bourgeoisie et d’un nouveau système social »(NGRh, II, p. 229 ; MEW, 6, 107), la « coïncidence de la révolution d’un peuple et de l’émancipation d’une classe particulière ». Ainsi sont attestées les caractéristiques de toute lutte antiféodale menée jusqu’au bout : un « mouvement populaire » qui instaure, dans un « Convention », la « grande lutte passionnée des partis » et qui actualise le « droit des masses populaires démocratiques d’agir moralement, par leur présence, sur le comportement d’assemblées constituantes » 8NGRh., II, p. 33 ; MEW, 5, 406)- la « Terreur », « méthode plébéienne d’en finir avec les ennemis de la bourgeoisie ». Toutes caractéristiques, et sur-tout le porte-parole, qui manquent à l’appel des événements. Les révolutions européennes de 1848 ne vont engendrer qu’une nouvelle génération de parlementaires libéraux du type de 1789 ( les juristes rhénans libéraux de l’Assemblée nationale prussienne) et des « socialistes à l’esprit de système », des pédants de la vielle tradition révolutionnaire de 1793 » ( le « parti » républicain français ; NGRh, I, p. 181, et II, p. 85 ; MEW, 5, 133-134 et 448). 1793, épisode historique tragique, est réédité dans les formes de farce, de « conquêtes tragi-comiques ». Le déplacement est fondamental : la référence jacobine a perdu son rôle de désignation du réel, de la nécessité historique du moment.
Il revient à Lénine d’avoir traduit la volonté jacobine de transformation dans une stratégie révolutionnaire de conquête de pouvoir. Chez lui une posture critique est déterminée par le concret jacobin. Dans Que faire ?, à propos de l’utilisation dans les polémiques entre sociaux-démocrates su clivage Montagne-Gironde au sein de la bourgeoisie révolutionnaire française, il énonce la seule question légitime dans le moment historique : « Qui se place sur le terrain de la lutte de classe du prolétariat ? » C’est ainsi que le social-démocrate révolutionnaire correspond au Jacobin, « lié indissolublement à l’organisation du prolétariat, conscient de ses intérêts de classe » ( O., 7, p. 399). La Révolution démocratique bourgeoise su type 1789 » a permis « l’organisation autonome du prolétariat » ( O., 8, Révolution du type de 1789 ou du type de 1848 ? »). La Convention est la « dictature des couches inférieures du prolétariat et de la petite bourgeoisie » ( O., II, p. 51), ces couches « inférieures » durant « de brèves périodes de leur hégémonie » ont exercé « une influence décisive sur le degré de démocratie dont devait jouir le pays durant les dizaines d’année d’évolution dite calme qui suivirent » (O., 17, « Vérités anciennes, mais toujours nouvelles »). Le rappel de « l’esprit de 1793 » établit des « correspondances », des « ressemblances », des « analogies historiques », mais il ne s’agit pas de copier les Jacobins ou de s’y identifier : « L’exemple des Jacobins est riche d’enseignements. Il n’a pas vieilli, mais il faut l’appliquer à la classe révolutionnaire du XXe siècle » (O. 25, « Sur les ennemis du peuple », juin 1917 ; aussi p. 123-125).
En résumé : un enseignement se dégage de la tradition marxiste que Gramsci va spécifier dans une analyse du jacobinisme comme savoir politique, première manifestation historique de la politique comme science autonome. Risquons une hypothèse : le rapport du jacobinisme au moment politique de la tradition marxiste n’est autre que la traduction dialectique du principe d’égalité. « La conscience qu’un homme a d’un autre homme comme étant son égal et le comportement de l’homme à l’égard d’un autre homme comme vis-à-vis de son égal » (SF, p. 50 ; MEW, 2, 40-41) sont une subjectivité en acte, une politique pratique traduisibles dans une stratégie de lutte des classes. A ce propos, Lénine souligne de trois traits un passage de La Sainte Famille ( O., 38, p. 25) : « Que M. Edgar veuille bien comparer un instant l’égalité française avec la conscience de soi allemande, et s’il s’apercevra que le second principe exprime à l’allemande, c’est-à-dire dans la pensée abstraite, ce que le premier dit a la française, c’est-à-dire dans la langue de la politique et de la pensée intuitive ». Gramsci commente, à diverses reprises, cette « analyse du langage jacobin », autour du fait que le « langage juridico-politique des Jacobins et les concepts de la philosophie classique allemande » soient « parallèles et traduisibles dans un sens et dans l’autre » (QDC, p. 2028), dans les termes suivants : « Ce passage de La Sainte Famille est très important pour comprendre quelques-uns des aspects de la philosophie de la praxis, pour trouver la solution de nombreuses contradictions apparentes du développement historique, et pour répondre à quelques objections superficielles dirigées contre cette théorie historiographique ( il est utile aussi pour combattre quelques abstractions mécanistes) » (GT., p. 230)
- BIBLIOGRAPHIE.- J. BRUHAT, La révolution française et la formation de la pensée de Marx, Annales Historiques de la Révolution Française, nº 184, 1966 ; C. BUCI-GLUCKSMANN, Gramsci et l’état, Fayard, 1975 ; B. CONEIN, Le style du Prince et la politique jacobine dans les Cahiers de Prison, Actes du Colloque Gramsci ( Nanterre, Paris X, janvier, 1978) ; Auguste CORNU, Karl Marx’s Stellung zur Französischen Revolution und zu Robespierre ( 1843-1845), in Maximilien Robespierre, hrsg. W. MARKOV, Berlin, 1961 ; V. DALINE, Lénine et le jacobinisme, Annales Historiques de la Révolution Française, nº 203, 1971 ; J.GUILHAUMOU, Le cas français dans les Cahiers de prison : Révolution permanente et appareil d’hégémonie, actes du Colloque Gramsci ; J.GUILHAUMOU, Hégémonie et jacobinisme dans les Cahiers de prison : Gramsci et le jacobinisme historique, Cahiers d’Histoire de l’Institut Maurice-Thorez, nº 32-33, 1979 ; G. LABICA, De l’égalité, Dialectiques, nº 1-2, 1973 ; V.I. LÉNINE, o., 8, 483 ( Engels est qualifié de « vrai jacobin de la social-démocratie ») ; 24-123 ; C.MAZAURIC, Jacobinisme et révolution, Paris, ES, 1984 ; H.PORTELLI, Jacobinisme et anti-jacobinisme de Gramsci, Dialectiques, nº 4-5, 1975 ; E. SCHMITT et M. MEYM, Ursprung und Character der Französischen Revolution bei Marx und Engels, in Vom Ancien Regime zur Französischen Revolution, Göttingen 1978.
- CORRÉLATS.- Dictature du prolétariat, Égalité, Gramscisme, Hégémonie, Révolution française, Social-démocratie, Terrorisme.
Abreviaturas
MEW Marx-Engels Werke. Berlín, Dietz-Verlag, 39 vol.
ES Éditions sociales, Paris.
O. Lénine, Œuvres, Moscou-Paris, 47 vol.
Cridr. Introduction de 1843 de KM
IA Idéologie Allemande
NRGh. La nouvelle gazette rhénane, KM/FE
SF La Sainte Famille
QJ La question juive
QP Cahiers de Prison, Gallimard, AG.
QDC Quaderni del Carcere, AG.
GT Gramsci dans le texte, AG.
Cap comentari:
Publica un comentari a l'entrada