Pàgines

diumenge, 19 de febrer del 2012

Un programme au siècle des Lumières ? Stéphanie Roza


Avec le Code de la nature, l’utopie de la communauté des biens émergeait des limbes de l'imaginaire pour s'ancrer dans le terrain de la réflexion « sérieuse », fût-elle encore purement spéculative. C'était assurément une étape nécessaire dans son cheminement vers la pratique politique.

En 1755 paraissait – anonymement et sous un nom d'éditeur fictif– le Code de la Nature1 ou le véritable esprit de ses lois. Ce petit livre, mi-pamphlet, mi-essai philosophique, prenait vigoureusement la défense d'un roman intitulé Le Naufrage des isles flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpai, paru deux ans plus tôt et attaqué par la critique de l'époque pour son extravagance. Pensez donc : cette utopie dépeignait dans des allégories bien trop faciles à déchiffrer la société d'Ancien Régime, son culte de l'intérêt personnel, la vanité de ses Grands, et l'étendue de ses inégalités, sous des couleurs horrifiques ; elle lui opposait l'image idyllique d'un peuple vivant sous le régime de la communauté des biens, uni dans la fraternité et la solidarité les plus complètes. Pouvait-on rien imaginer de plus absurde ? L’auteur du Code de la nature, qui s'avère dans le cours du texte n'être autre que l'auteur de la Basiliade lui-même, prenait donc la plume, cette fois-ci, pour mener sur le plan théorique une des attaques les plus violentes, en ce siècle de critique de toutes les institutions, contre la plus sacrée peut-être, celle de la propriété privée. Fait encore plus original, cette critique comportait un versant positif : le lecteur découvrait en effet à l'issue des trois premières parties un « Modèle de législation conforme aux intentions de la nature », autrement dit l'esquisse constitutionnelle d'une société basée sur l'appropriation commune des moyens et des produits du travail commun. Par là, l'auteur (un certain Morelly, dont aujourd'hui encore on ignore presque tout) introduisait une très importante innovation dans la tradition, déjà ancienne, des utopies « communautaires » qui, depuis le roman fondateur de Thomas More, L'Utopie, de 1516, se présentaient toutes sous la couverture rassurante et irréelle du rêve, de la fiction. Bien que l'état d'esprit de notre auteur, marqué par le scepticisme, soit en cela tout à fait au diapason de celui de ses prédécesseurs (« Je donne cette esquisse de lois par forme d'appendice, et comme un hors-d'œuvre, puisqu'il n'est malheureusement que trop vrai qu'il serait comme impossible, de nos jours, de former une pareille république », p. 148), cette forme choisie par lui imprimait de fait une inflexion dans l'histoire de ce genre politico-littéraire si difficile à circonscrire. À travers elle, comme l'écrivit le grand historien de la Révolution Française Albert Soboul, s'effectuait le passage des grandes odyssées romanesques de la période précédente à la « théorie sociale », dans laquelle un certain nombre de révolutionnaires de la fin du siècle iront puiser leurs principes d'action2. Avec le Code de la nature, l'utopie de la communauté des biens émergeait donc des limbes de l'imaginaire pour s'ancrer dans le terrain de la réflexion « sérieuse », fût-elle encore purement spéculative. C'était assurément une étape nécessaire dans son cheminement vers la pratique politique.

Repenser l’homme

La démonstration s'efforce tout d'abord d'établir que la nature humaine est fondamentalement compatible avec l'idéal social représenté dans la Basiliade. Il s'agit donc de repenser l'homme à nouveaux frais, et de rejeter l'anthropologie sombre, directement dérivée de la doctrine chrétienne et dominée par l'idée du péché originel qui prévaut jusque là dans la morale et la philosophie. Dans cette entreprise, Morelly n'est pas seul : au contraire, sa tentative s'inscrit pleinement dans un mouvement général des penseurs des Lumières, qui reprochent globalement à leurs aînés d'avoir peint l'homme plus méchant qu'il ne l'est ; toute la théorie du droit naturel, matrice des Droits de l'Homme, s'enracine d'ailleurs dans l'idée d'un état social primitif, « l'état de nature », où tout était commun. L'originalité de Morelly cependant, consiste à prendre appui sur les acquis de son siècle pour aller au-delà de ses objectifs généraux, égalité juridique, lutte contre le despotisme politique et le fanatisme religieux, etc. De fait, il radicalise la vision optimiste de l'homme que porte l'air du temps, à partir de la notion « d'amour de soi » (ou instinct de conservation, dans des termes plus modernes), que chacun s'accorde à placer au fondement des actions humaines. Notre auteur montre que cet amour ne peut se satisfaire que dans la coopération avec autrui, dans la mesure où les besoins de l'homme excèdent toujours « de quelque chose » ses forces propres. Cette interdépendance naturelle est renforcée par « l'inégalité harmonique » qui prévaut parmi nous, c'est-à-dire la « variété » des besoins et la « diversité de forces, d'industries, de talents » qui produit un équilibre général entre les atouts et les faiblesses de chacun. C'est dire combien l'homme est prédisposé à une vie sociale marquée par l'entraide, et le bonheur commun. C'est dire aussi, que la mort de la communauté originelle et l'établissement de la propriété privée a signifié la corruption de l'espèce humaine, sa dégénérescence morale et matérielle.

Espérance émancipatrice

Pourtant, et même si les temps ne sont pas encore venus, l'utopiste conserve foi en un rétablissement futur du bon ordre social. Dans le cadre d'un déisme rationaliste qui rappelle par bien des aspects la religion de Jean-Jacques Rousseau, Morelly affirme que la Providence préside aux destinées de l'humanité ; que cette Providence ne peut vouloir le malheur de l'espèce. C'est pourquoi le règne de la propriété ne peut être que transitoire ; mieux même, il a ce sens historique de donner aux hommes l'occasion de prendre pleinement conscience de leur vocation communautaire. Au terme de l'aventure, éclairés sur leur situation, ils doivent retrouver sur un plan supérieur l'état social harmonieux et bienheureux qui seul permet l'épanouissement complet de leurs facultés. Au-delà de cette profession de foi dans un avenir meilleur, il faut relever que l'invocation de la Providence est en fait mise au service d'une invitation faite aux hommes à se réapproprier leur propre destinée, et ce, par la prise de conscience des causes qui produisent les maux de la société. Espérance émancipatrice, encore floue sans doute, que d'autres se chargeront pourtant d'inscrire sur leurs drapeaux bien peu de temps après. En effet, si la question des moyens propres à mettre en œuvre la transformation sociale, ne fait pas partie des préoccupations de Morelly, en revanche la précision— et à certains égards, l'originalité— de son plan de législation lui confèrent une valeur programmatique qui n'échappera pas aux idéologues du « premier parti communiste agissant »3, le groupe de Babeuf. Les Égaux reprendront ainsi vraisemblablement au Code de la Nature, à côté de mesures que l'on retrouve dans toute la tradition utopique, certains points spécifiques : le projet d'une organisation de base de la société en « classes de travail », élisant leurs propres magistrats ; une conception de l'État comme devant à ses membres un ensemble de services sociaux indispensables ; l'idée d'un travail « libre » à partir de l'âge de quarante ans4. Devant ses accusateurs au procès de Vendôme, Gracchus Babeuf revendiquera l'héritage de l'auteur du Code, qu’il considère comme le « plus fougueux athlète du système »5. Peu connu en son temps, probablement éclipsé par son contemporain Rousseau, pourfendeur des inégalités sociales, Morelly est retombé, dans un oubli injuste. Il est temps de redonner à ce novateur la place qui lui revient, dans l'histoire intellectuelle en général, et dans celle des idées socialistes en particulier. Il conviendra aussi, sans doute, de lui rendre l'hommage particulier que méritent ceux qui, dans un isolement parfois complet, ne craignirent pas de s'élever contre l'ordre établi et son cortège d'injustices. Sans doute cette leçon de courage intellectuel ne paraîtra-t-elle pas superflue aujourd'hui, note discordante dans le conformisme ambiant. n1) Un Programme socialiste au siècle des Lumières ? Le Code de la Nature de Morelly, La Ville Brûle, 2011. 2) Voir à ce sujet l'article, co-écrit avec I. Hartig : « Notes pour une histoire de l'utopie en France au XVIIIe siècle », Annales Historiques de la Révolution Française, n°224, 1976, pp.161-179. 3) L'expression, célèbre, est de Marx. 4 )ur ce point, voir la discussion menée dans les colonnes des Annales Historiques par R.N. Coe, J. Dautry et A. Saitta : "La théorie morellienne et la pratique babouviste", AHRF n°150, 1958, pp. 38-64. 5) Le plaidoyer de Babeuf est reproduit in extenso dans le volume II de l'Histoire de Gracchus Babeuf et du babouvisme, par V. Advielle, Paris, rééd. CTHS, 1990.

Fête de l’Humanité : Dimanche 12h au village du Livre : Deux pensées critiques au siècle des Lumières : Rousseau et la philosophie, Morelly et l'utopie avec Claude Mazauric (historien, auteur de Jean Jacques Rousseau à 20 ans), Stéphanie Roza (initiatrice de la réédition Code de la Nature ou le véritable esprit de ses lois, d’Étienne-Gabriel Morelly), Patrick Coulon (Espaces Marx).

La Revue du Projet, n° 10, septembre 2011

Espaces Marx et

Les Cahiers d’Histoire Revue d’histoire critique

vous invitent à une rencontre

avec

Stéphanie Roza

Professeure de philosophie, à l’université de Paris 1-Panthéon Sorbonne*.

Qui nous parlera de

Les républicains de la communauté des biens :

Morelly, Mably et Babeuf

« Le socialisme français plonge ses racines dans le siècle des Lumières. Des controverses sur les questions sociales sous l’Ancien Régime à la Révolution Française et à la Conjuration des Egaux, Morelly l’utopiste, Mably le réformateur, Babeuf le révolutionnaire affirment la supériorité de ce qu’on appelait à l’époque “la communauté des biens et des travaux”.
Il est utile aujourd’hui de revenir sur les idées de ces penseurs qui sont les premiers combattants d’une République de l’égalité authentique. »

Mardi 6 mars

de 19 h à 21h

Salle des conférences
6 avenue Mathurin Moreau

Métro Colonel Fabien

*Ses travaux portent sur le courant des « Lumières radicales » Elle est l’auteure du Code de la nature ou le véritable esprit des lois, Editions La Ville brûle.


dissabte, 11 de febrer del 2012

La Révolution française et la social-démocratie

[Parution] J.-N. Ducange, La Révolution française et la social-démocratie

Marx voulait écrire une histoire de la Révolution française ; faute d’avoir mené à terme ce projet, ses héritiers politiques des social-démocraties allemande et autrichienne entendent fixer leur lecture de la Révolution française en publiant à partir du centenaire de 1889 ouvrages, articles et brochures. Ces écrits vont servir de fondement à une tradition d’interprétation de la « Grande Révolution » de 1789, enseignée et transmise au travers d’un impressionnant dispositif de formation et de diffusion depuis les conférences orales jusqu’aux almanachs et agendas ouvriers. Étudiée ici grâce à l’exploitation de fonds d’archives peu connus, cette tradition qui tend à fixer une vulgate auprès d’un large milieu militant se heurte aux évolutions des social-démocraties et aux remises en cause des certitudes acquises qu’impliquent la révision du marxisme, l’émergence du socialisme jaurésien et son interprétation de la Révolution française puis surtout le surgissement des révolutions à l’Est de l’Europe en 1905 et 1917 qui, tout comme le contexte allemand de 1918-1919, stimulent de multiples analogies et une réexploration approfondie de l’histoire de la Révolution française.
De l’orthodoxie du « pape du marxisme » Karl Kautsky à l’universitaire proche de la social-démocratie Hedwig Hintze introduisant pendant la République de Weimar les œuvres d’historiens français en Allemagne, ce sont plusieurs décennies de débats et confrontations qui sont étudiées ici. Tout en ouvrant des perspectives pour mieux comprendre les singularités des social-démocraties des pays germaniques, l’ouvrage permet d’éclairer d’un regard nouveau les classiques de l’historiographie révolutionnaire que sont les œuvres de Jean Jaurès ou Albert Mathiez, plaidant pour une histoire croisée et transnationale des usages de l’histoire.